Quoi qu’on en aie, l’on est contemporain de ses contemporains. Surtout lorsque l’on occupe, professionnellement, un créneau aussi étroit que celui d’intellectuel engagé et – accessoirement ? – d’auteur de livres. Régis Debray et Bernard-Henri Lévy peuvent bien se jalouser et se détester, se chicaner sur Mélenchon ou Hollande, et s’interpeller sur l’Irak ou la Syrie, du moins seront-ils contraints de cohabiter jusqu’à la fin de leur âge. Et incidemment, de flâner sur les mêmes chemins, même loin de la politique adorée et révulsive.
En juin dernier, BHL faisait paraître un livre richement illustré, consacré à la peinture, d’un coût de trente euros. Ces jours-ci, Régis Debray fait paraître un livre richement illustré, consacré principalement – mais pas uniquement – à la peinture, d’un coût de trente euros. Mais, même sur un terrain commun, chacun de ces deux talentueux trublions possède un angle d’attaque spécifique. Ainsi, si Lévy penche sensiblement vers la peinture contemporaine, abstraite, conceptuelle ou expérimentale, Debray a-t-il une vision, et un Panthéon, traditionnels, qu’au demeurant il rafraîchit en y adjoignant un sextuor de photographes, de Sebastiao Salgado à Roger Pic.
Bien écrit, dense, intelligent, informé, ce recueil diffuse cependant une indéniable mélancolie, peut-être dûe à l’âge de l’auteur, et plus certainement à sa trajectoire. Le courant révolutionnaire, dont il aura été une figure éminente – et une icône – s’est selon lui au soir retiré de la plage tout le jour parcourue, et ce qu’il traque, décrit et décrypte, ce sont pour ainsi dire les traces sur les murs, peintes ou photographiées, d’une idéologie engloutie. Ainsi le texte sur Pic est-il emblématique : le photographe français a saisi sur le vif les révolutionnaires cubains, dont Debray fut, au péril de sa vie, un compagnon de route, et plus encore. Autres temps, autres mœurs, semble soupirer l’ancien guérillero, devenu, selon son destin prévisible, homme de lettres parisien, et qui ne saurait ni abjurer ni revendiquer son passé glorieux et trouble. D’où la mélancolie, qui traduit toujours une discontinuité entre qui l’on a été et qui l’on est.
Reste dans ce livre une énigme, que dans sa préface l’auteur effleure plus qu’il ne l’explore, sans parler de la résoudre. Où est donc passé, chez cet homme d’images, le cinéphile ? Disparu corps et biens : cette vocation, avoue-t-il, qu’il avait chevillée au corps dans ses vertes années, est la grande absente de ce panorama des images vues et commentées dans son âge mûr. On sait le lien, historiquement attesté (et que d’ailleurs l’exemple de Debray ne dément pas), qu’a le conservatisme politique avec le passage des ans. Faudra-t-il ajouter à cette équation une autre, connexe ou parallèle : à jeune cinéphile, vieil esthète ?
Régis Debray, « Le stupéfiant image », Gallimard, 2013.
EN COMMANDE
Lecture-loisir
Document réalisé par L. LE TOUZO, le 1 octobre 2013.