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6 septembre 2013 5 06 /09 /septembre /2013 10:04

      Il n’est parfois pas inutile d’être un praticien d’envergure, voire d’exception, pour désigner sa pente, son tropisme, son vice. Comme le nœud gordien qui ne saurait être tranché que par Alexandre, si c’est un obscur soldat du rang il lui en cuira, c’est Marc Lambron qui a griffé de son label – ou labellisé de sa griffe – ce qu’il nomme, merveilleusement, « l’érudition de l’inutile ». Il s’agit d’un jardin secret, mais fanatiquement cultivé, et jusqu’à la rendre, comme à son corps défendant, publié, voire proclamé. C’est, somme toute, la libido sciendi, - ou érotique du savoir – mais dénuée du point d’application social qui fait les grands savants, tels George Steiner ou Umberto Eco, ou les grands scientifiques. Ces derniers n’auront pas manqué de reconnaissances et de gratifications variées, en échange de leur savoir prodigieux. L’érudit de l’inutile lui, peut vivre dans une mansarde sous les toits, comme le poète maudit du temps jadis, dont il est somme toute, la réincarnation la plus appropriée. Au temps des évaluations tous azimuts, où la machinerie sociale s’essaye à quantifier ce qui ne saurait l’être – le service public, l’enseignement, la médecine, entre autres – celui qui est incollable sur un sujet mais n’en tire nul bénéfice est une sorte de doux rebelle et de tendre passager clandestin.

Le football et le rock’n’roll sont, qui ne m’a pas vu venir, les deux mamelles de l’érudition de l’inutile, qui a d’autres prolongements périphériques. Marc Lambron, qui ne distingue pas le 4-3-3 du 4-2-3-1, alors que ça n’a rien à voir – le pire, c’est qu’il s’en vante – mais connaît par le menu et par cœur la discographie intégrale de Jorma Kaukkonen, ne me démentirait pas. Mais ce n’est pas sa science de la Stratocaster qui l’aura mené jusqu’au Conseil d’Etat, mais bien plutôt sa maîtrise de la prosodie classique (il est normalien avant, et pour se faire pardonner, d’être énarque), ainsi, Dieu lui pardonne, que sa connaissance extensive de la jurisprudence administrative. C’est un exemple presque trop chimiquement pur pour être vrai : comme ce doit être reposant, le soir sous la lampe, de se pencher sur les nuances et les dissonances entre Led Zep IV et Physical graffiti, lorsque l’on a tout le jour ingurgité des alinéas b, des « attendu que », et des « nonobstant ».

 

Ainsi à côté, et en surplus du métier, de la compétence, des horaires, de l’employeur, et des contraintes, subies ou consenties, du bureau, de la fabrique ou de la boutique, il y a les heures denses et plénières du loisir, de la passion, de la gratuité souveraine et incarnée. Ainsi le jour est-il, symboliquement, concédé au social, et le soir, voire la nuit, et les jours non ouvrables dans leur désordre problématique, à ce qui l’esquive, le menace ou le surplombe – et en tout cas s’en et y échappe.         

Si l’on considère par surcroît, que la littérature est elle-même une « passion inutile », ainsi qu‘en attestent à la fois les grilles des programmes télé, les conversations des dîners en ville, et la place des librairies dans l’économie du commerce, avec Une forêt cachée, le livre, passionnant et déconcertant, d’Eric Dussert, cette érudition de l’inutile vient de connaître son couronnement et son apothéose – sinon son chef-d’œuvre. Erudition il y a, ô combien, tant il a à peu près tout lu de ce qui « ne vaut pas une heure de peine », mais pour ce qui est de l’inutile c’est en quelque sorte élevé à la puissance. Eût-il, comme je l’y eus volontiers encouragé, exhumé de l’oubli 156 destins de footballeurs oubliés, incluant Jean-Louis Zanon, ou 156 guitar heroes dédaignés, en comptant Pete Best (qui était batteur, je sais), qu’il eût du moins éveillé quelque intérêt du côté des abonnés de « France Football »  ou de « Rock and Folk », ou des pousseurs de ballon du dimanche et des gratouilleurs du mercredi après midi. Il a préféré sortir de la pénombre – mais pour quelques instants seulement - 156 écrivains oubliés. A part moi, qui cela divertira-t-il ? 

La réponse est sans doute dans la manière dont Dussert traite et construit son anthologie tête-bêche. Il n’a pas l’outrecuidance, et encore moins la naïveté de confondre sa propre salle des pas perdus avec les Champs-Elysées. Dommage, c’eût été divertissant : oubliez Maurice Barrès et André Breton, place à Léon Frapié (né en 1862, comme le premier) et à Léon Bopp (né en 1896, comme le second). Assez de Claudel, de Proust, de Péguy, à la place, plus de Claude Anet (né en 1868), de Max-Paul Stevens (née en 1871) et de Olivier Diraison-Seylor (né en 1873) Non plus Sartre et Gracq, mais Auguste Boncors (né en 1905) et Jean Duperray (né en 1910). Raisonnablement, ce livre à la fois divertissant et très bien informé, ne vise pas à secouer, à mettre sans dessus-dessous le Lagarde et Michard, tout juste à y ajouter - inutilement – des notes en bas de page.

Cependant, comme bien l’on pense, la tentation était autre ; Dussert résiste au vain plaisir, et au succès facile, qui eût consisté à ridiculiser ses protagonistes. Il les a lus, les apprécie et les défend - jusqu’à parfois, d’héroïques et vaines tentatives pour les faire rééditer, la plupart du temps narrées sur un mode burlesque bienvenu ; car, loin d‘être poussiéreux et cuistre, ce livre érudit est, aussi, plein d’humour. Cependant, obscurs ils sont, obscurs ils resteront. En toute franchise, il n’y a pas toujours de quoi en prendre le deuil. 

 

Car avant d’écarter les romantiques et les surréalistes, au nom des zutistes et autres hydropathes, voyez-vous, l’hésitation est compréhensible. Echangeriez-vous « A l’ombre des jeunes filles en fleur » (1919) contre le « Guignol horizontal »,d’Henri Hertz, aléatoire chef-d’œuvre de 1923 ? En un sens, la force de ce livre signe aussi sa limite ; son éclectisme, sa diversité sont à la mesure d’évocations, finalement, par choix, brèves et cursives. Il s’agit en effet de vignettes de quatre pages qui évoquent finalement des destinées oubliées, beaucoup trop de destinées – et beaucoup trop oubliées - pour que le lecteur soit en définitive tenté d’entrouvrir ces livres. Tout juste apprend-il, et, somme toute, c’est déjà pas mal, l’existence de ces vies minuscules, souvent farfelues et parfois tragiques, vouées et dévouées, sans espoir, sans retour, sans remède et sans gratification, à la littérature.

C’est l’énigme de celle-ci que finit par poser, à son insu et presque à son corps défendant, « Une forêt cachée ». Pourquoi tous ces gens (un quinzaine de femmes sur l’ensemble) à griffonner en pure perte, poèmes, romans haïkus et contes ? Comme souvent, la réponse la plus simple est aussi la plus vraisemblable : parce qu’ils aimaient ça.

Le plus étonnant dans l’histoire, c’est de lire un texte étayé, long, informé, sur un écrivain seulement à demi-oublié, en regard de ces multiples résurrections minutes : par exemple, celui, intéressant et réussi, de Bernard Quiriny sur Henri de Régnier. Et bien, il m’a donné envie de lire « La double maitresse » le premier roman de Régnier, daté de 1900, et dédié à sa femme Marie, femme de tête s’il en fut jamais. Moralité : mieux vaut peu, mais à fond que beaucoup, mais trop vite. Mieux vaut le portrait que la fresque.

Dernier point: dans la vie, la vraie, la sociale, la professionnelle, bref la vie diurne, Eric Dussert est conservateur à la Bibliothèque Nationale de France; il y est chargé de la coordination numérique. Je me disais aussi. Pas si inutile que cela, peut-être, son érudition. Quelle déception.

 

 

Eric Dussert, « Une forêt cachée », La Table Ronde, 2013. 

Lecture-loisir.

DISPONIBLE.

Document réalisé par L. LE TOUZO, le 27 août 2013

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