Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
2 octobre 2013 3 02 /10 /octobre /2013 10:35
Lettres recommandéesLe blog de Gaëlle Nohant
    Ce qui frappe, attire et retient tout d’abord dans le superbe roman de David Bosc, La claire fontaine, le troisième de l’auteur, celui de la maturité sans aucun doute, c’est la belle simplicité de son titre, en adéquation parfaite avec son propos. Car ce roman dont le pivot, l’axe, le centre est le peintre Gustave Courbet (1819-1877), et plus précisément les dernières années de la vie d’icelui, en exil en Suisse, après la Commune, avant (et plutôt) que d’être le retable d’un grand peintre, est le portrait d’un grand vivant. Car, avant que de peindre, le Courbet de Bosc jouit de la vie, dans un sensualisme physique, et même liquide, magistralement décrit : il se baigne, nage, plonge, se lustre, s’ébat. « Courbet, lui, aimait les fleurs, les fruits, les femmes, les peaux de bêtes, les peaux de fruits, les peaux de femmes, les arbres immenses et la broussaille, le sang dans les poils, la poudre et le plomb, la terre odorante, la boue, la pluie, l’eau, la brume, l’eau, les vagues, l’eau, les flaques, l’eau, les lacs, l’eau (…) » (p 34)

  Oui, la claire fontaine, ce n’est pas seulement la ritournelle – subtilement élidée – des enfances maraboutées, c’est aussi le plaisir sensuel, physique, innocent, immédiat, profond, de s’ébattre et d’éclabousser : un reste d’enfance, séduisant autant que – et parce que – surprenant chez ce vieil homme ventru. Car Courbet, en tout cas le quinquagénaire qui est ici saisi sur le vif, était gros. Mais il y a deux façons d’accueillir cet embonpoint, si fréquent chez les hommes de cinquante ans : comme le regret, lancinant sinon déchirant, du jeune homme maigre que l’on a été, que l’on ne sera plus ; ou comme une manière de se mettre à l’aise dans sa vie, dans son œuvre et dans son corps, une absence d’embarras envers soi comme envers autrui. Gustave Courbet, nageur, mangeur, jouisseur, était de ces derniers. Rien ne lui était plus étranger que le puritanisme ascétique des coupeurs de têtes.                  

Cela n’empêche nullement l‘auteur d’affirmer avec force ses préférences et ses élections, notamment politiques. Il a aussi, sinon aimé, du moins élu Courbet à cause de la Commune – ou, pour mieux dire, de la cohérence que la Commune dessine dans sa vie. Courbet était le contemporain de Marx (1818-1883). C’est dans l’ombre portée bienfaisante de cet engagement politique, ferme et réfléchi, mais sans rien de théorique, ou d’abstrait, que peut s’expliciter cette belle phrase si forte et si simple : « Le peintre aimait la jeunesse comme peu de personnes sont capables de l’aimer : sans penser à lui-même, ni dans le regret du temps qui nous échappe, ni dans la faim déchirante des ogres. » (p 52)

 

Bosc dessine aussi, de manière peut-être plus convenue, en tout cas moins novatrice, une sorte de Panthéon poétique en parallèle de son récit : Baudelaire, Rimbaud y apparaissent furtivement. Via l’auteur des Fleurs du mal, Bosc démontre et manifeste l’excellence de sa formation universitaire, dans laquelle l’habileté dialectique tient le premier rang, puisqu’après avoir identifié l’amour de la nature chez Courbet, et son allergie, parallèle et contraire, chez son contemporain poète, il les apparie cependant l’un à l’autre : fusion-acquisition, si l’on peut dire, plus brillante que convaincante, puisque l’on y sent essentiellement, trop, le désir de l’auteur de concilier, par le sang lié, ses héros et ses princes, jusque et y compris dans ce qu’ils ont, ou auraient, d’inconciliable. En outre, il parle si bien lui-même des merveilles de la nature, dans une prose d’un lyrisme ouvragé, tel un fildefériste menacé et sans cesse rescapé des vertiges, des gouffres, et des abîmes, que chacun sent et sait qui porte, en vérité, ses couleurs. Bah, mieux vaut ces torsions rhétoriques de haute volée que l’abjuration par un lecteur - par un homme - de ce qui est profondément sien, prononcée au nom des rigueurs de la théorie. « Vraiment, les opinions n’ont aucune importance. » (p 76) Les Panthéons, qu’ils fussent institutionnels ou individualisés (et ça fait déjà une sacrée différence) sont emplis de gens qui entre eux se fussent sans cesse, et parfois se sont, violemment querellés sur tout et sur rien, sur la somme et sur le reste. Cette réconciliation posthume et culturelle, éclectique sinon oecuménique, c’est le privilège et la providence des tard-venus dans le siècle. Dont acte.

 

Bien entendu, et légitimement, l’on songe à Je veux me divertir, le beau texte que Pierre Michon a consacré à Watteau en 1990, chez le même éditeur - et avec le même soin d’écriture ourlée, cambrée dans l’ensemble et harmonieusement assouplie sur le motif -, qui vient opportunément d’être réédité en poche. Les similitudes sont frappantes, trop sans doute : la légendaire couverture orange, un peintre, une langue, tout à la fois extrêmement tenue et subtilement décontractée, qui ne se refuse pas toujours le plaisir de frapper formule comme forgeron médailles, ainsi de l’orthographe, « droit coutumier, plein de cicatrices, de fables et de remords » (p 47)

Mais il faut se méfier des analogies par trop évidentes ; en littérature comme ailleurs, ce ne sont jamais les vraies. Si Watteau n’était que grâce, Courbet, est aussi, et peut-être d’abord, force. Tel le peintre, tel l’écrivain ? Il se peut. Aussi verrais-je, à La claire fontaine, un autre prédécesseur, beaucoup plus inattendu, cependant plus pertinent, et qui surprendra tout le monde, à commencer par le principal intéressé. Aussi, c’est l’un des plaisirs de la littérature que d’y découvrir des affinités obliques, souterraines et profondes. En 1981, François Nourissier, alors au faîte de sa notoriété, de sa carrière, et, singulière conjonction, de son talent, publiait un roman massif et hirsute de 600 pages intitulé L’empire des nuages, et consacré à un peintre imaginaire, nommé Burgonde. C’est le meilleur roman d’un auteur dont la meilleure part, clairement, était autobiographique.

L’on y retrouve en patrimoine commun, en prédécesseur paradoxal,  notamment, l’amour de la peinture, qui était incontestable, éclairé et fuligineux chez Nourissier, les ruptures de rythme de langue, le poinçon de la mélancolie surmontée, les violences aussi de ceux qui de la littérature attendent - et exigent - tout, l’ambition enfin, somme et résultante de toutes ces données préalables. Les beaux livres naissent de longs désirs domptés.    

 

Rien n’est beau, en effet, comme un homme qui nage, à son aise, à son gré, dans les images. La fascination, si universellement partagée, pour le cinéma, n’a pas d’autre source (la Source a failli être le titre de La claire fontaine). Ce livre sur un peintre est un livre de paysages, de coteaux modérés, et de sentiments qui ne le sont point. Même les suisses éprouvent des passions violentes, n’allez pas croire. Ramuz, Walser, Chessex, autant de vaudois tourmentés.

 

Mais surtout, Bosc s’apparente à Nourissier (autre suisse d’élection) en premier lieu par la somptuosité de son style. Le premier – et le plus profond – point commun entre L’empire des nuages et La claire fontaine, c’est le chatoiement mordoré, écarlate, turquoise d’une langue proprement merveil-leuse. La fausse simplicité, très concertée, de Michon, n’est quand même pas dénuée d’une certaine affectation. Rien de tel chez Nourissier, ni chez Bosc, chez lesquels on frôle parfois la préciosité sans jamais y tomber, et pour lesquels l’élégance d’écriture n’est que la forme la plus aboutie de l’énergie de la pensée. L’intelligence aigüe, et aux aguets, n’y déploie jamais ses questions que dans la miroitante minoterie de l’exemple : « Etang d’Ingril, étang de Vic, à Maguelone, étang de l’Arnel, étang de Pérols, étang du Grec, étang de Mauguio : la toponymie sera-t-elle un jour le dernier poème ? »  (p 79) Comme son personnage, l’auteur vit en Suisse, mais préfère la Provence. Comme tout le monde, je suppose – sauf peut-être les exilés fiscaux. Et encore : les exilés fiscaux poètes. Pas sûr qu’il y ait foule.

 

Cependant, il est à noter que l’exil de Courbet par lequel commence le roman, en 1873, n’a rien d’aussi bénin. C’est tout simplement, un exil politique. Courbet est alors, comme le dit Bosc, jusqu’au cou dans « les emmerdements ». La chute de la colonne Vendôme a fait de lui, jusqu’à la mort, le débiteur insolvable du brillant Etat français de M. Thiers. Bref, et c’est logique - c’est même justice -, les Versaillais de tous les âges et de toutes les époques lui seront hostiles jusqu’au bel aujourd’hui, où L’origine du monde (dont, nous rappelle l’auteur, le véritable titre, plus simple, plus fort et plus beau était L’origine) lui vaut de lugubres alliés de circonstance.

  

 Mais il y a autre chose. Elie Faure (1873-1937)  n’était pas un triste esthète racorni, il sentait et exprimait merveilleusement la beauté, l’émotion, le souffle de la vie même. Or, chez et devant Courbet, il se crispe : « Une joie sensuelle, vulgaire, mais mille fois plus forte que le goût, que la pudeur, pèse sur l’œuvre, allant souvent jusqu’à en étouffer l’air, parfois la matière elle-même, les rendre irrespirables, indigestes, éteints et sans reflets comme le plomb. Les feuilles des arbres sont presque toujours sans frémissements, les troncs sans humidité nourrissante, mais ils répandent autour de leur robustesse trapue des ombrages épais où la chaleur du jour s’accumule sur les sources immobiles et les bestioles endormies. » En un mot, car tout le reste du texte est à l’avenant ; tant de force, pour si peu de grâce.

 

Ma foi, tout bien réfléchi, tant mieux. Les élégants, les raffinés, les dandys, les esthètes, en un mot les petits malins de la culture, il n’est pas prévu que l’on vienne à en manquer ; on secoue une bibliothèque, un musée, une galerie, il en tombe tant et plus. Plus rares, infiniment, sont ceux qui ont vécu, et écrit, ou peint, sur la pointe de l’épée, mettant tout ou partie d’eux-mêmes, dans ce que l’on nomme, de quel mot évocateur et magnifique, leurs œuvres vives. Existentiel, insurgé, panthéiste, Courbet était tout cela à la fois. La force et le charme – mais le charme du vrai – de ce livre splendide est de mêler en un tout insécable ces trois dimensions, si souvent, hélas, déconnec-tées les unes des autres.

        

Ainsi, peut-on, sans déchoir ni délirer, au sujet de ce roman de la rentrée littéraire, reprendre les termes si beaux qu’Yves Bonnefoy utilisait à propos de Yeats, qu’il avait traduit, et qui définit, peut-être, toute littérature puissamment existentielle : il « ne s’est pas dérobé à l’écriture, à ses prestiges, à ses pièges ; mais il est aussi celui qui, à de grands moments, s’en dégage, comme s‘il n’oubliait jamais que les valeurs de l’existence vécue sont de plus de poids pour l’esprit que les labyrinthes pourtant sans nombre qui s’entrouvrent parmi les mots. »

 

 

David Bosc, « La claire fontaine », Verdier, 2013.

Lecture-savoir.

En commande.

Document réalisé par L. LE TOUZO, le 25 août 2013.

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : Le blog de la mediatheque de frejus.over-blog.com
  • : actualité de la médiathèque, articles, nouveautés, critiques littéraires
  • Contact

Recherche

Archives

Pages