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13 janvier 2012 5 13 /01 /janvier /2012 16:58

Frédéric Henry,  lieutenant américain, ambulancier volontaire sur le front de l’Issonzo en Italie pendant la première guerre mondiale, s’éprend de Catherine Barkley, jeune infirmière britannique. Il est gravement blessé et soigné par sa jeune fiancée [qui portera bientôt leur enfant et avec qui il s’enfuira en Suisse, afin de se protéger, lui et elle.]
 Ce roman « à la première personne », écrit sur le vif avec la spontanéité  du style journalistique de l’auteur, traversé de conversations familières, nous fait découvrir dans le cadre d’un récit témoignage, le caractère impitoyable de l’atroce boucherie de 14-18. Devant nos yeux,  sans aucune complaisance macabre ou pathétique, se déroule la cruauté des combats autour de Gorizia : nous entendons par le récit de Frédéric le vacarme des marmitages, rendu par le recours à l’onomatopée décrivant le sifflement du shrapnell qui va bientôt  broyer un de ses compagnons et le blesser gravement. Nous surprenons  les conversations familières des soldats, hommes du quotidien déroulant  leurs histoires personnelles et leurs rancoeurs. On y entend la voix des exclus, des sacrifiés en révolte contre la marche des événements, celle des  désespérés que l’on rencontre dans tant d’autres récits des mêmes tragiques événements, aussi bien que celle des officiers taquinant au mess l’aumônier qui fait les frais de son célibat. On y entend notamment les accents moqueurs de Rinaldi, un officier ami de Frédéric  qu’il appelle familièrement «bébé». C’est aussi la mort des camarades surpris au  combat ou pendant la retraite vers Udine entre le Tagliatello et le Piave ; ce sont aussi les règlements de compte sournois où Frédéric abat un sous officier qui refuse de l’aider avec ses compagnons pour désembourber une ambulance.  Toute une humanité en souffrance se retrouve prisonnière de la guerre et de ses hasards.
Le théâtre des opérations est sans doute moins familier aux lecteurs français que le décor habituel de Verdun,  ou de la  Somme puisque Hemingway nous transporte sur le front de l’Issonzo, dans le nord de l’Italie. Le point de vue n’est pas celui ordinaire d’un soldat luttant pour son pays mais  celui d’un engagé volontaire pour qui les notions ordinaires de patriotisme n’ont pas cours. Ce n’est en outre pas le point de vue d’un latin mais bien celui d’un étranger, d’un américain pragmatique et détaché dont les réactions posées et un peu distant contrastent avec l’exubérance italienne. Le  coup d’œil reste partiellement extérieur ;  Frédéric n’hésitera pas à déserter et à quitter les rangs de l’armée en retraite après la cuisante défaite italienne de Caporetto en 1916  pour échapper au peloton d’exécution. Le récit nous rappelle en effet un détail historique : celui de la décimation, vieille pratique des armées de l’ancienne Rome, réactualisée par le commandement italien après la terrible défaite de Caporetto. (Les officiers supérieurs surpris dans la colonne de l’armée en retraite, loin de leurs unités, étaient arrêtés et fusillés pour désertion et pour l’exemple, après un jugement sommaire). Frédéric, arrêté par les carabinieri, pris pour un espion autrichien en raison de son accent étranger, échappera de justesse à la fusillade en se jetant dans le fleuve avant de pouvoir rejoindre sa fiancée à Stresa, sur le lac de Locarno.
Mais ce récit se veut aussi une  ode à la vie et à l’espérance dont  Frédéric sera brusquement privé. Avant que ne se ferme définitivement et brutalement  la porte, le récit nous fera découvrir pour cadre d’une histoire d’amour,  la Suisse de l’époque, Locarno et Montreuil, Lausanne enfin où Cate veut aller accoucher de leur enfant ; les paysages un peu carte-postale des Alpes enneigées et le sport d’hiver de l’époque. C’est là qu’enfin, Frédéric et   Cate  enceinte, vivront leur amour intense mais trop bref.
Nous assistons à une idylle vécue au départ comme une aventure charnelle par un héros qui, pris ensuite d’une passion naissante et grandissante pour sa partenaire, vivra une grande histoire d’amour. Un peu décevante pour un lecteur moderne, l’histoire d’amour aligne les stéréotypes de l’époque : des conversations très quotidiennes, sans grand relief, un personnage féminin un peu désuet dans ses réactions de femme ébahie par les prouesses de son compagnon qui semble, dans les propos anodins qu’il tient à sa compagne et  tenir sa passion à distance malgré ce qu’il en dit. Le tout assaisonné de nombreuses rasades de Vermouth et de Martini ou de Grappa. L’alcoolisme, péché mignon de l’auteur n’est pas le propos essentiel du livre mais l’alcool y tient une place que la modernité a du mal à concéder. Pour qui sonne le glas offre des perspectives plus chaleureuses sur la passion et est en fait un livre beaucoup plus abouti. Les dernières pages qui voient la mort de l’enfant à la naissance puis celle de Cate conservent un certain pathétique sobre mais efficace et l’expérience du vide qui suit ce terrible double deuil et laisse seul le narrateur a quelque chose de poignant. L’Adieu aux armes est un bon livre qui plaira davantage à l’historien qu’à l’amateur d’histoires d’amour: en bref, un très  bon récit témoignage; un bon livre d’aventures  mais qui date un peu dans l’expression du sentiment amoureux.

 

Ernest Hemingway, "L'adieu aux armes"

DISPONIBLE

Document réalisé par Jacques Carle

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29 octobre 2011 6 29 /10 /octobre /2011 15:01

C’est déjà dégager une certaine grille de lecture du sartrisme que de lui choisir un interlocuteur privilégié : trois noms s’imposent - sont imposés -, en général, pour occuper cette place (Nizan ayant été foudroyé trop jeune) - celle de l’ami Pierre. Camus, ou l’humanisme méditerranéen ; Aron, ou la pondération conservatrice ; Merleau-Ponty. Dans les deux premiers cas, en dépit du vernis littéraire de Camus, la politique est au poste de commande : tentation totalitaire contre pluralisme démocratique, ou pour le dire autrement, radicalité versus modération. Merleau, c’est nécessairement plus mêlé. 

La moitié des « Aventures de la dialectique » (1955) est consacrée à un commentaire de Sartre, le plus probe, le plus patient et le plus scrupuleux qui soit. De Sartre, ou plutôt d’un Sartre : celui des « Communistes et la Paix » (1952), le grand texte par lequel il se proclamait - momentanément - compagnon de route du PCF. Si c’est un honneur et une élégance que de lire en philosophe le texte, serait-il ultra politisé, d’un philosophe, alors jamais peut-être Sartre n’en aura connu de tels. On le sait, Merleau et Sartre, qui s‘étaient connus à Normale Sup’, retrouvés dans la résistance (intellectuelle), étaient co-fondateurs de la revue « Les temps modernes », à la Libération. En dépit de l’humilité et de l’honnêteté de cette dissertation supérieure, nous sommes en présence d’une querelle de famille.

Et c’est comme si Merleau jugeait le Sartre de 1952 depuis leurs principes communs de 1945. Il sent et pense - comme et avant Rancière en 1983 - que Sartre fait alors violence à ses propres principes, pour comprendre, synthétiser et devancer (d’où le titre : « Sartre et l’ultra-bolchevisme »), ceux du PC, et que somme toute, ce volontarisme politique n’est pas convaincant philosophiquement. Au reste, un an après, Budapest viendra ajouter un épilogue sanglant et sinistre à ce court et révocable compagnonnage, et, peut-on le dire si longtemps après ces péripéties dorénavant aussi englouties par l’histoire que la Querelle des Universaux, ne pas vraiment infirmer les objections étayées et pondérées de Merleau.

Le dernier paragraphe de ce livre, magnifique, sublime, serait à apprendre par cœur - mais l’Education Nationale est guidée par d’autres priorités : «Ces gens voulaient régner, et, comme il convient en ce cas, ils ont sollicité les passions tristes. Rien de tel ne nous menace, heureux si nous pouvions inspirer à quelques-uns - ou à beaucoup - de supporter leur liberté, de ne pas l’échanger à perte, car elle n’est pas seulement leur secret, leur plaisir, leur salut, elle intéresse tous les autres. »

 

Maurice Merleau-Ponty, « Les aventures de la dialectique », Gallimard, 1955. 

Lecture-savoir.

DISPONIBLE 

Document réalisé par L. LE TOUZO, le 16 août 2011

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29 octobre 2011 6 29 /10 /octobre /2011 14:57

 

Sur Sartre comme sur toutes choses, Alain Finkielkraut à la fois a beaucoup écrit et beaucoup varié : il s’est donc - logiquement - beaucoup contredit. Peut-être son évolution appartient-elle à la trajectoire idéaltypique des générations : à jeune révolté, ou à tout le moins contestataire, sexagénaire crispé, conservateur et conformiste, même si son conformisme se déploie autour d’un double éloge - funèbre, de l’école, ambigu, du livre. A vrai dire, nul dans le paysage intellectuel français - ou PIF - sinon son vieil ami-ennemi-rival  (et jumeau, c’est fou ce qu’ils se ressemblent ) BHL n’est aussi manichéen que lui-même depuis qu’il s’est fait bannière et drapeau du refus du manichéisme.

On a parlé, pour « Un cœur intelligent » (2009), de retour à la littérature. Si seulement c’était vrai. Jamais éloge de la littérature ne fut si sursaturé d’idéologie. Ainsi en va-t-il de sa lecture, emblématique, du « Premier homme », le roman posthume de Camus. Il n’y a guère que lui pour faire de ce beau texte tendu et émouvant une machine de guerre contre Sartre. Pourtant, sur les trente pages surécrites qu’il consacre à ce livre, la moitié - et l’axe même du texte -  le sont à récuser Sartre. Cette partie est rien moins que convaincante, dans la mesure où Finkielkraut à la fois simplifie et biaise à outrance les termes du débat, afin de pouvoir continuer, selon sa triste habitude, à décerner des bons et des mauvais points. Ainsi essaie-t-il désespérément de faire du « Premier homme », contre toute vraisemblance, un livre radicalement hostile à l’Histoire, représentée par Sartre (et Jeanson). Ainsi tente-t-il de tracer un trait rectiligne entre « L’homme révolté » (1951) et cet ultime manuscrit devenu, par la force de ce destin foudroyé, testamentaire.

En vérité, plutôt que la continuation de « L’homme révolté », lyrique jusqu’à en être amphigourique, vaste jusqu’à en être vague, et ample jusqu’à en être confus, « Le premier homme » en est le contournement. C’est bien plutôt la suite de « La chute », subjective, littéraire, autobiographique, ayant remplacé l’ironie par l’émotion, mais toujours juste, sobre, et surécrite - oui, mais très bien surécrite. Le conseil-éloge de Sartre, à Camus et à d’autres, qui est de « s’y mettre tout entier » aura été suivi à la lettre par l’ami séparé, et rejeté par le - tardif - disciple d’icelui, prétendant à l’objectivité. Il n’y a jamais la moindre objectivité en littérature - et en politique non plus, qui est le véritable propos d’Alain Finkielkraut -, il ne s’y trouve que des subjectivités mal sublimées. La distanciation de Finkielkraut n’est qu’une pose, et l’on n’y trouve, in fine, ni cœur ni intelligence, seulement amour de soi et hargne. Camus méritait mieux.


Alain Finkielkraut, « Un coeur intelligent », Stock, 2009

DISPONIBLE

Lecture-savoir

Document réalisé par L. LE TOUZO, le 8 août 2011

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29 octobre 2011 6 29 /10 /octobre /2011 14:37

 

Ce qui est sidérant dans la sartrologie, ou dans la bibliothèque sartrienne, car il s’agit plus souvent de témoignages écorchés vifs, pardon pour la redondance, que d’analyses littéraires et philosophiques, c’est la récurrence du thème filial, alors que même que Sartre était l’auteur, entre autres gracieusetés, de cette phrase ferme et définitive : « Il n’y pas de bon père, c’est la règle. Il ne faut pas en vouloir aux hommes,  mais au lien de paternité qui est pourri. » 

Il n’empêche : nombre de ses lecteurs ont fait de lui leur père idéal, achevant leur parcours, comme de bien entendu, par le parricide réglementaire, ou supposé tel. Ainsi Olivier Todd aura-t-il intitulé, significativement, sa lettre de doléances posthume « Un fils rebelle » (1981). Bêtisier maladroit et inefficient, « Le testament de Sartre » (1982) de Michel- Antoine Burnier appartient au même registre du règlement de comptes fantasmatique, voire de l’autocritique d’autrui.  

A tout le moins, Serge Doubrovsky n’appartient-il pas à la lignée des fils ingrats. Moins intime - cela aide peut-être à garder ses distances -, il place sa relation avec son « père spirituel » Sartre en filigrane de son « Livre brisé »  (1989), autobiographie cabossée puis fracassée, puisqu’elle s’éventre par le milieu avec la mort soudaine de sa jeune femme Ilse. Devant un tel drame, peut-être les maigres querelles dont s’enorgueillissent avec morosité ses congénères « émancipés » - hélas, si seulement c’était vrai - s’estompent- elles comme naturellement.     

Prof de fac aux USA, Doubrovsky est un sartrien qui aime Corneille et Proust, bref, un littéraire. Il a éreinté la « Critique de la raison dialectique », et n’a jamais pris Sartre pour un gourou en politique ; très bien : à l’heure des bilans, cela lui évitera de tout lui coller sur le dos. Il place « La nausée » plus haut que tout, et « Les mots » plus haut que « La nausée ». Livres lus, relus, enseignés, appris par cœur. Deux rencontres avec son héros achèvent d’incarner cette relation intermittente, passionnelle et asymétrique.    

belles qualités d’écrivain exact et précis, oubliées sous de rances pavés d’idéologie indigeste. Le pire n’est pas toujours sûr. Avant 68, un Sartre au sommet de sa forme l’éblouit ; peu avant sa mort, une seconde rencontre lui serra le cœur : diminué, affaibli, il s’endort à moitié tandis que Doubrovsky décrypte à haute voix « La nausée ». Lecture achevée, le vieillard aveugle sort de sa torpeur, et le moulinet dialectique cliquette et étincelle comme aux beaux plus jours - Pardaillan pas mort : il a tout entendu, tout pigé, et tout décodé. Un bel hommage, honorable, tenu, vibrant, et secrètement distancié.

 

 

Serge Doubrovsky, « Le livre brisé », Grasset, 1989.

Lecture-loisir.

DISPONIBLE

Document réalisé par L. LE TOUZO, le 9 août 2011

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29 octobre 2011 6 29 /10 /octobre /2011 14:34

Simone de Beauvoir (1908-1986) possède un point commun avec Louis Althusser, qui n’est pas l’agrégation de philo : ses multiples correspondances posthumes parachèvent, métamorphosent et rehaussent sa figure. Cyniques, par moments atroces, les « Lettres à Sartre » (1990) dessinaient le portrait d’un Minotaure au féminin, avide, impérieux, et gourmand en chair fraîche : c’était la part d’ombre. En 1997, les « Lettres à Nelson Algren », amoureuses, romantiques et exaltées, rééquilibrent et injectent de la lumière dans ce personnage ambigu ; à la fois docile et impatiente, pédagogue raffinée et femme simplement heureuse, elle emporte l’adhésion ; tout juste peut-on regretter, pour une question de droits, l’absence des réponses d’Algren. Tel n’est pas le cas dans ce fort - 900 pages - volume qui joint les réponses d’un autre homme de sa vie, Jacques-Laurent Bost (1915-1990). Superbe entreprise éditoriale, et livre magnifique, suranné et charmant à l’époque des e-mails et des textos. Il y a un lyrisme amoureux, qui de nos jours procède autrement, mais qui alors se nichait dans les colis du facteur.

Par un surcroît de (mal)chance, les circonstances imposent, après un bref préambule, une unité de temps, de lieu et d’action. Temps : la (drôle de) guerre. Lieu : au front pour lui, à Montparnasse pour elle. Action : le Castor est folle d’inquiétude pour les deux hommes de sa vie, Sartre - plus sigisbée qu’amant - et « le petit Bost ». Résumé des épisodes précédents : Sartre et Beauvoir sont un couple extrêmement libéré, joignant à leur amour nécessaire des amours contingentes. Bost, ancien élève de Sartre, en couple avec Olga, a une liaison avec Beauvoir, à l’insu de sa compagne, mais pas de Sartre, qui donne sa bénédiction, ayant lui-même pour maîtresse (entre autres) Wanda, la jeune soeur d’Olga. Faudrait un tableau fléché. Peu importe au reste : si clandestines fussent-elles, ces lettres irradient d’épiphanies sentimentales.                       

  Et Sartre lui-même ? C’est la « figure dans le tapis », omniprésente et réfractée. D’abord, c’est le mentor, à l’influence intellectuelle immense, des deux amants, mi-modèle d’exigence, mi-maître de vie (sans aucune prétention). C’est aussi l’auteur qui monte, dont « La nausée » puis « Le mur » ont manifesté le talent, prometteur, l’audience, croissante, et le prestige, considérable. La jeune Simone deviendra la grande Beauvoir, et cette chrysalide qui à toutes ailes vole vers le papillon qui est sa destinée est d’une fraîcheur bouleversante. Mais Bost ? Olivier Todd le prenait toujours en exemple du « disciple stérilisé » par le sartrisme. Avec humour, Sartre lui répondait : « il ne voulait pas être écrivain, il voulait avoir écrit, c’est très différent : il faut aimer cela. » Difficile tout de même, en lisant ces lettres somptueuses, qui ne déparent pas celles - exceptionnelles - du Castor, de ne pas conclure qu’il était habillé pour un autre destin que de passer à la postérité comme dédicataire du « Deuxième sexe ». Les bibliothèques sont emplies, dans les marges, d’écrivains n’ayant pas écrit.

 

Jacques-Laurent BOST/Simone DE BEAUVOIR

«Correspondance croisée 1937-1940», Gallimard, 2004.

DISPONIBLE.

Lecture-savoir.

Document réalisé par L. LE TOUZO, le 2 août 2011

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29 octobre 2011 6 29 /10 /octobre /2011 14:31

Par quelque bout qu’on la prenne, l’époque est au déboulonnage des idoles. Goût du dénigrement ou juste contrecoup à des éloges lyriques abusifs, voire délirants ? Les avis sont partagés, mais le diagnostic de départ est ferme : des personnalités littéraires aussi diverses que Mauriac, Aragon, Malraux et Camus ont toutes fait l’objet de vastes biographies, fort élogieuses, dans les années 70 - le représentant le plus éclatant du genre étant Jean Lacouture, pour Mauriac et Malraux. Le retour de bâton, vingt ans plus tard, n’en aura été que plus terrible : quel décapage, même si Camus, passant de la pure hagiographie à un éloge mesuré, s’en sort le moins mal. Le cas d’Aragon mérite le détour, puisque c’est le même desservant - Pierre Daix - qui officie, dithyrambique en 1975 (du vivant d’Aragon), beaucoup moins, c’est litote qui parle, en 1994, après sa mort. La classe.   

Cette troisième biographie de Sartre s’inscrit dans ce même mouvement d’ensemble : signée de Denis Bertholet, elle paraît en 2000, et semble en tous points écrite contre la précédente, parue en 1985 sous la plume d’Annie Cohen-Solal. Autant la première s’avérait sympathique à l’égard de l’homme et de l’auteur, avec quelques coups de griffe (plus ou moins) légitimes, autant la seconde frappe par un ton d’hostilité quasi ininterrompue. A quoi bon consacrer plusieurs années de sa vie à un auteur (et à un homme) que l’on apprécie si peu ?

Mais peut-être l’existence même de ce parpaing monumental et scrupuleux se justifie-t-elle ainsi, par le désir, ou la nécessité, de poser un « contre Sartre » en vis à vis du « pour Sartre » d’ACS, en dessus-de- cheminée ? Ainsi vont les chemins mystérieux de l’édition. Mais si le projet de Bertholet consonne avec un Zeitgeist de défiance, il est singulièrement déphasé selon une autre grille de lecture, plus décisive. Il s’obstine à relire, ce qui au reste éclaire ce parti-pris délibéré et somme toute assumé d’hostilité, Sartre selon un prisme idéologique. Cette biographie de destruction massive est, ou plutôt se voudrait, car souvent le sourcilleux critique n’est guère lésinant sur l’interprétation biaisée, un bêtisier politique. Or, au même moment, Rinaldi rapatriait déjà l’écrivain Sartre chez, et parmi, les littéraires. En 2005, lorsque sort cette (superbe) édition de poche, Charles Dantzig enfonce ce clou, et confirme ce tournant. Rien n’a échappé à Bertholet, sauf l’essentiel : Sartre était un écrivain. Impeccable d’un point de vue académique (et très utile en ce sens), cette biographie met trois coups dans l’eau pour ce qui est du projet existentiel. Suffit pas d’être méchant pour être malin, ni d’être contre pour tout capter.

 

Denis Bertholet, « Sartre », Perrin (Tempus), 2005.

EN COMMANDE.

Lecture-savoir.

 Document réalisé par L. LE TOUZO, le 11 août 2011

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29 octobre 2011 6 29 /10 /octobre /2011 14:28

Ce petit livre vif et informé, véritable analyse personnelle et subjective dissimulée sous le masque d’une vocation pédagogique orientée par la collection dans laquelle il paraît, possède à la fois un atout et un handicap. Son atout est son auteur : Francis Jeanson (1922-2009) était l’un des meilleurs connaisseurs de l’œuvre de Sartre, à laquelle il consacra pas moins de cinq (!) livres, dont la première biographie - aux lisières de l’hagiographie : en comparaison, Annie Cohen-Solal est une féroce. Membre du comité de rédaction des « Temps Modernes » au début des années 50, il aura à deux reprises joué un rôle décisif dans la tumultueuse cavalcade sartrienne : en 1952, étrillant « L’homme révolté » dans les TM, il précipite la rupture - terrible - entre les deux superstars de l’intelligentsia ; en 1960 (après une brouille consécutive à Budapest), très engagé du côté de « porteurs de valises » du FLN, il sollicite Sartre, qui acquiesce, ce qui finira par aboutir au « manifeste des 121 ». Bref, tout sauf un comparse.

L’inconvénient c’est la date : même révisé et complété en 1974 l’armature de ce texte date de la première édition de 1955. L’analyse est sagace, mais datée, et, pour le dire dans le vocabulaire sartrien, « située » : ainsi l’ensemble de la problématique se déploie-t-elle autour du thème de la bâtardise, qui est, à ce moment, la manière dont Sartre métaphorise son déchirement entre son public réel (bourgeois) et son public rêvé (prolétaire ou bientôt colonisé, mais en tout cas opprimé). Bâtard, Jean Genet, bien sûr ; bâtard aussi, Goetz, le héros de « Le diable et le Bon Dieu ». Le commentaire de Jeanson s’attarde longuement sur ces deux textes, certes brillantissimes, mais qui ne sont qu’une séquence de la saga dialectique et épique, qu’aura été l’œuvre (et la vie) de Sartre.      

  Cependant, Jeanson a le mérite de ne pas enfermer Sartre dans une identité politique - puisque 1955, c’est aussi l’acmé du philo-communisme sartrien. Il relie avec habileté diverses étapes de l’itinéraire de Sartre bourgeois, et fait de cette brève introduction cursive un vade-mecum offensif et adroit. En outre, le volume est habilement ressemelé sur la fin, ce qui fait que ce texte sincère et généreux n’est pas démagnétisé ; encore aujourd’hui, un bon guide dans le luxuriant dédale sartrien.

 

Francis Jeanson, « Sartre par lui-même », Seuil, 1974.

DISPONIBLE.

Lecture-loisir.

Document réalisé par L. LE TOUZO, le 3 août 2011

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29 octobre 2011 6 29 /10 /octobre /2011 14:25

 

Le charme des esprits systématiques, de moins suaves diraient fanatiques, c’est qu’ils ont de la suite dans les idées, de moins bénins diraient qu’ils tapent toujours sur le même clou. Sociologue et intellectuel naturellement porté à légiférer, avec quelle pompe, sur la sociologie des intellectuels, comme un footeux (ça faisait longtemps...) en vient fatalement à regarder Outre-Manche, d’où vient le beautiful game, et où si souvent il mérite ce nom héroïque et dérisoire, Pierre Bourdieu (1930-2002) n’aura cessé de s’affronter et de se confronter à la question Sartre - mais pour en dire toujours la même chose, au point de photocopier lui-même et sans se lasser ses propres textes. A quoi bon, en effet, enregistrer des informations nouvelles (par exemple les inédits posthumes de Sartre), puisque chez les génies, ces tyrans sans peuple, comme chez les tyrans, ces génies sans talent, le premier mot équivaut au dernier : ce qu’ils ont dit un jour vaut pour toujours. Comme c’est reposant.

Jamais sans doute autant que dans cette autobiographie posthume Bourdieu n’aura ciselé son Sartre au fusain, allant jusqu’à y écrire sans frémir qu’entre lui et Aron, « les ressemblances sont beaucoup plus grandes que les différences. » Si l’on se dispense d’ouvrir leurs livres respectifs, peut-être. Et encore, cela n’est pas vrai : à considérer seulement leurs trajectoires et enracinements sociologiques, qui est à la fois le point fort, bravo, et la seule idée, hélas, de Bourdieu à leur sujet, affleure ce détail : Aron restera professeur (d’Université) jusqu’à la fin de sa vie, dès 1945 Sartre n’était plus qu’homme de lettres. Vu de Sirius, qui est parfois le vrai lieu d’élection de la sociologie bourdivine, tous les intellectuels, comme les termites, se ressemblent.

Sauf le narrateur, gagé dans ce récit héroïsé des plus hautes vertus. Pour le dire plus tendrement - et plus simplement - qu’il ne le fait lui-même : Bourdieu est plus sévère avec Sartre qu’avec Bourdieu. A osciller sans cesse entre subjectivisme couturé de dénégation et scientificité ultra-orientée (le pauvre Lévi-Strauss ne s’en sort guère mieux que Sartre), ce texte, qui voudrait répondre quatre décennies plus tard aux « Mots », ce missile sol-sol fuselé comme un oiseau, perd sur les deux tableaux. « Plutôt les tâtonnements du créateur que la cohérence du chef. » (Vaneigem) Côté subjectif, c’est de la littérature brejnévienne, le portrait du grand homme buriné - c’est très écrit - par lui-même choit dans l’édifiant. Et ce projet - ceci n’est pas une autobiographie ; ben c’est quoi alors, une opérette castelroussine ? - épuise et gaspille les potentialités scientifiques de ce texte, auquel Sartre lui-même aura par avance répondu, en opposant au marxisme sociologisant de son temps dont la sociologie marxisante de Bourdieu est nolens volens l’héritière haut de gamme et up to date : « Valéry n’est qu’un intellectuel petit-bourgeois, mais tous les intellectuels petits-bourgeois ne sont pas Valéry. »       

 

 

Pierre Bourdieu, « Esquisse pour une auto-analyse »

Liber-Raisons d’agir, 2004.

DISPONIBLE.

Lecture-savoir.

Document réalisé par L. LE TOUZO, le 3 août 2011

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29 octobre 2011 6 29 /10 /octobre /2011 14:19

Ce livre paru en 1970, aura connu la plus paradoxale des destinées : comme volume, il aura été de longues années épuisé, jusqu’à cette réédition de 2001, en fait ; en revanche, comme titre, il aura connu la plus incroyable des fortunes, résumant d’une formule - aussi injuste sur le fond que frappante dans sa forme, ce qui est souvent le cas des formules - aussi bien l’allergie des réfractaires à l’œuvre de Camus que l’agacement de ceux qu’exaspère sa canonisation de saint laïque intouchable. Pour la clarté des choses, je précise que je me range dans la seconde catégorie, en m’excluant fermement de la première.

Ce « Contre Camus » pourrait clairement être sous-titré « Pour Sartre » ; il s’agit en effet d’un mélange de pastiche et de paraphrase, assez appliqués, du célébrissime éreintement sartrien - largement cité dans le texte - de 1952. Brochier commence son réquisitoire en démolissant « L’homme révolté », qu’il considère comme le pire livre de Camus, avec deux reproches majeurs à l’appui, dont le premier est typiquement sartrien - tout cela est aussi hautain que vide : une morgue bidon - et le second pas du tout : Camus a tort de lier sans cesse littérature et politique, ce faisant il confond et mélange tout.

Le plus long chapitre du livre, au reste, concerne les rapports de Camus et de la politique, revisités, là aussi, selon un prisme sartrien, qui ne suffit pas à en faire la partie la plus convaincante : idéaliste, moraliste, boy-scout, d’une morale de Croix-Rouge, on a déjà beaucoup lu cela. De toute façon, ce que l’on pourrait nommer - faute de mieux - l’abstentionnisme ambigu de Camus durant la Guerre d’Algérie peut être lu de bien des façons, et n’éclaire guère en somme que sur les lunettes de l’examinateur - bésicles d’amoureux ou demi-lunes de juge. Brochier, engagé du côté de l’indépendance algérienne (comme Burnier, Contat et autres sartriens de cette génération), ne peut guère être que du second parti.

Comme Sartre encore, Brochier manifeste tardivement une infime équanimité en sauvant à bon escient, « La chute » (1956), le « meilleur livre de Camus, le mieux construit, le plus profond ». Le pamphlet de 1970 a été réédité tel quel trente ans après ; « Le premier homme », posthume maîtrisé et émouvant paru en 1994, a complété, complexifié et rehaussé la figure de Camus, et semblerait indiquer que « La chute », plutôt qu’une exception, serait le seuil d’une sortie de tunnel, d’une réinvention foudroyée par la Facel Vega fracassée du 4 janvier 1960.

Mais si nul ne sollicite d’un pamphlet de la justice, l’on est en droit d’y attendre de l’humour. Ce n’est, ici, guère le cas. Mieux vaut défendre que démolir, même les icônes. En préambule, je notais que ce « Contre Camus » eût pu être dénommé autrement. En 1995, Brochier a ajouté à sa prolifique bibliographie un « Pour Sartre ». Je suis vraiment trop rusé.                      

 

Jean-Jacques Brochier, « Camus, philosophe pour classes terminales », Discordance, 2001.

DISPONIBLE.

Lecture-loisir.

Document réalisé par L. LE TOUZO, le 4 août 2011

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23 août 2011 2 23 /08 /août /2011 16:22

Aucun texte de Sartre ne peut donner une idée si fulgurante ni si resserrée de son formidable humour que « Kean » (1953). Il s’agit en fait du dépoussiérage d’un pièce d’Alexandre Dumas, datée de 1836 sous-titrée « Désordre et génie », et consacrée à l’auteur anglais borderline et célébrissime, brillant et brûlé, Edmund Kean. C’est un régal pour un monstre sacré, exercice de funambule under control entre dérision et cabotinage, et d’ailleurs, si la pièce a été créée par - et pour - Pierre Brasseur, elle a été reprise en 1987 pour son retour au théâtre par l’icône dont on célèbre ces jours-ci, abusivement, la nécrologie anthume : Jean-Paul Belmondo.

 Il s’agit en effet à la fois d’une caracolante cavalcade et d’une méditation futée sur le métier d’acteur : parions que la caracole vient de Dumas, et le retour sur soi de Sartre - qui avait aussi, ce que rappelle « Les mots », la tête épique. Au reste, il reviendra sur le cas Kean dans « L’idiot de la famille »  (1971), son livre-monstre consacré à Flaubert. Quant au partage ici esquissé, rien n’empêche le lecteur de le vérifier : en effet, l’éditeur a eu la délicieuse autant que délicate idée d’apposer le texte de Dumas à la saga sartrisée.

Vulgaire, bâtard, provocateur, orgueilleux, donjuanesque et hâbleur, Kean est le songe d’un songe, l’idée d’une idée, le masque d’un masque : bref, un acteur. Un immense acteur, adulé à mesure de ses frasques et de ses éclats. Il est admis - toléré seulement - dans l’intimité du Prince de Galles (imaginez un Johnny Depp dont se serait entiché William), et écartelé entre deux femmes après mille : Elena, épouse de l’ambassadeur du Danemark à Londres, et Anna, jeune héritière décidée. Le problème étant qu’il ne cesse de (sur)jouer, jusque dans sa vie privée. Comédien, cabotin, ça rime.

Les lecteurs attentifs de ce blog - et les sartriens, le cumul est autorisé - remarqueront sans doute que 1953, dans la trajectoire de l’auteur, appartient à la séquence crypto-communiste carabinée. Très juste, messieurs-dames. au-delà de la méditation en miroir sur les paradoxes du comédien, « Kean » est une satire féroce des mœurs de la bourgeoisie du XIX ème siècle, cupide et compassée, esclave des apparences. Deux ans plus tard, Sartre écrira « Nekrassov », son autre pièce comique, - et son testament drôlatique et acide de compagnon de route. Déjà, bientôt, le drame hongrois scellera ses illusions, et achèvera - brutalement l’épisode.

 

Jean-Paul Sartre, « Kean », (d’après Alexandre Dumas) ,Gallimard, 1953. 

Lecture-loisir.

DISPONIBLE 

Document réalisé par L. LE TOUZO, le 16 juin 2011 

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