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9 février 2011 3 09 /02 /février /2011 11:48

  John Irving est un cas. Il est sans doute le seul écrivain de talent de ma connaissance à préférer aussi ostensiblement, en l’assumant de façon décomplexée, Dickens à Dostoïevski, c’est-à-dire le plaisir de la narration à la densité (ou profondeur) psychologique. Son credo est avant tout de divertir, et en ce sens, il est le meilleur, et peut-être le dernier, des feuilletonistes - ces auteurs populaires du XIXème siècle qui, à cause du mode de publication contractuel, le feuilleton étaient tenus de multiplier rebondissements, volte- faces et coups de théâtre. Ainsi se situe-t-il vraisemblablement à équidistance du Prix Nobel et des produits de grande consommation culturelle qui enrichissent l’édition en contournant, pourquoi pas, la littérature. Il est l’un des, et à y bien réfléchir, peut-être l’unique chaînon(s) manquant(s) entre, dira-t-on pour faire image, Vargas Llosa et « Twilight ».

Tant mieux. Dans ce monde de niches sociologiques et de spécialisations ultra-ciblées, de « produits d’appel » découpés en « parts de marché », où on trouve une chaîne sur le câble pour montrer du canasson toute la sainte journée, il y a dorénavant un abîme entre les textes pointus de la littérature ambitieuse et les mega sellers mondiaux du divertissement en prose globish, avec noms d’oiseaux pour se qualifier les uns les autres : « snobinards ! » ; « et vous, marchands de soupe ! ». Qui lit, d’une main (ou d’un oeil) Philip Roth, et de l’autre « Millenium » ? Pas moi, déjà. Vous non plus, sans doute. Aussi est-il rassérénant de voir un auteur, par surcroît universellement célèbre, faire office, sinon de jonction, du moins de passerelle.

Pour assumer ce rôle délicat, utile et rare, Irving ne manque pas de qualités. C’est un prodigieux « tourneur de pages ». C’est aussi un poids lourd, dans tous les sens du terme, de la littérature mondiale : il préfère publier un lourd pavé, c’est encore le cas ici, 700 pages, tous les quatre ans en moyenne qu’une mince novella chaque automne. Ce long courrier est bien confortable, c’est la classe affaires de la littérature, cosy et sexy, d’autant plus que, largement autant qu’un as du suspense et de la chute, Irving est un maestro du teasing.

 

Ainsi deux des protagonistes principaux de « Dernière nuit à Twisted River », meurent-ils de manière rocambolesque et violente (pléonasme irvingien), et leur mort est-elle semblablement annoncée dix pages avant. Hé bien, on lit ces dix pages en question avec plus de passion et d’attention encore que si y avait été maintenu un suspense sur leur éventuelle - très éventuelle, on est chez Irving - survie.

Les livres de cet auteur ont en commun d’être des torrents narratifs tumultueux et impollués, et de structures géométriques parfaitement maîtrisées. C’est remarquablement composé, méticuleux comme une équation, inspiré comme une symphonie. Le storyteller haut de gamme est avant tout un scénariste ne laissant rien au hasard. Et il en faut, de la rigueur, pour enserrer en corolles centrifuges tant de personnages périphériques, tous campés avec soin ; il en faut, de la discipline, pour déplier tout au long d’un demi-siècle l’envers de l’Histoire contemporaine, sans délaisser l’art du romancier au profit de la prédication de l’éditorialiste ; il en faut, du talent, pour tenir le lecteur en haleine, avec une traque étalée et déployée sur quarante-sept années.

L’intrigue, comme toujours chez Irving, défie le résumé. Mais le défi, c’est justement, sinon le meilleur, du moins le plus savoureux, de la littérature. En 1954, dans l’extrême nord des Etats-Unis, à la frontière du Canada, un cuisinier veuf nommé Dominic Baciagalupo et son petit garçon de douze ans, Daniel, ont trouvé leur place dans le monde, périphérique et adéquate, au milieu des draveurs et des bûcherons. Trop beau pour être vrai ? Oui. A la suite d’un épisode meurtrier - par inadvertance -, ils s‘enfuient devant le courroux du shérif du coin, abominable individu, cocufié, endeuillé (c’est sa maîtresse qui est morte), et furieux. Ce constable est le personnage le plus odieux des oeuvres complètes d’Irving, qui se signale habituellement par une sorte de bonhomie souriante. Ce livre est, en premier lieu, le récit émietté depuis la date fatale jusqu’à la - tout aussi fatale - rencontre de l’an 2000, de la traque, et plus encore de sa hantise.

Car, dans le monde selon Irving, c’est toujours le même solide quadrilatère qui se fait jour : la sexualité pour agiter (tout) le monde ; l’humour pour l’ironiser ; la perte des enfants pour le dévaster ; l’écriture pour démêler tout cela, à moins que ce ne soit pour l’emmêler plus encore. Si l’on observe au passage que l’humour est ici en service minimum, le reste de l’équation est parfaitement respecté. Ketchum, prodigieux bûcheron, ami de Dominic et tuteur officieux mais sourcilleux de Danny, est le personnage haut en couleurs et fort en gueule qui permet à Irving d’éviter d’engloutir la trame dans l’uniformément tragique, qui n’est pas sa couleur. 

En 1967, la longue fuite sédentarisée du père et du fils - qui avaient changé de nom - reprendra son fil d’errance et de désordre, par un hasard que l’on juge invraisemblable dans les romans, et qui advient sans arrêt dans la vie. De sinistres acolytes (féminines) du Cow-Boy, car tel est le surnom, bien choisi, du flic vindicatif jusqu’au sanguinaire, s’arrêteront pour se goinfrer dans un restaurant italien de Boston, dans lequel bien sûr officiait Dominic, aux cuisines, tandis que Danny, devenu écrivain, gribouillait en salle. On the road again.   

Irving excelle à dessiner, depuis “Le monde selon Garp”, des motifs dans le tapis, c’est-à-dire dans ses romans des résumés ou extraits d’œuvres rédigés par le protagoniste écrivain dont le point commun est d’être du pur Irving... mais en moins bon. C’est un talent que de laisser subodorer que l’on eût pu se contenter de moins, et cet auteur le possède superlativement. Au vrai, se trouve ici un mélange délicat et réussi de fantaisie imaginative et de précision documentaire, car ce roman est « L’Odyssée » de la cuisine italienne, comme « L’œuvre de Dieu, la part du diable » est « L’Iliade » de l’avortement, option politique méritoire, car minoritaire dans l’Amérique de Reagan. Tout le mal que l’auteur pense, et exprime sans fards (par la bouche de Ketchum), de George W. Bush apparaît ici plus convenu, plus attendu. 

 

 Le troisième épisode de la saga se situe dans le Vermont en 1983. La traque reprend, car seize ans auparavant, l’homme qui eût pu régler son compte au Cow-Boy avait été, par une inadvertance ma foi fort romanesque, le plus doux des humains. Le traquenard avait été transformé en souricière inversée, mais sans succès. La brute monomaniaque et vindicative pouvait se remettre sur le sentier de la guerre, mais ses proies l’égarèrent encore. On pense parfois, c’est un compliment, à « Heat » le polar magnétique et ténébreux de Michael Mann, avec le duo Pacino-De Niro, dans la mesure où l’idée qui donne son titre à ce beau film tendu et crépusculaire est qu’il faut savoir tout quitter dans l’instant dès que l’on sent sur soi la chaleur et le souffle du traqueur.

 

 Ainsi en aura-t-il été de Dominic et de Danny, cuisiner et écrivain errants. Le Cow-Boy finira par les retrouver, car sinon il n’y aurait pas de roman.                        Impossible de déflorer l’issue de la confrontation finale - superbement chorégraphiée, ce qui rappelle la forme, fondamentalement cinématographique, du talent d’Irving. Le dénouement de cette trame principale se résoudra en 2000, à Toronto, dans un fastueux et sanglant  quatrième épisode. Quarante-six longues années de vengeance ruminée et de fureur inassouvie.       

 

Et pour cause. Car plus terrible encore que la mort, si violente soit-elle,  des durs à cuire octogénaires, il y a le deuil prématuré des enfants, thème récurrent d’Irving, depuis le plus célèbre, « Le Monde selon Garp » (1980), jusqu’au meilleur, « Une veuve de papier » (1999). Ce motif récurrent et irrémédiable se retrouve dans « Dernière nuit à Twisted River », dans lequel on a parfois d’ailleurs l’impression d’un chanteur de charme vieillissant, à laOl’ blue Eyes, qui reprend ses plus grands hits à la joie des fans. Auto pastiche serait vachard, mais ce n’est quand même pas trépidant de réinvention. Bref. Toujours est-il que Danny, personnage principal témoin majeur, et finalement narrateur de ce livre, par le biais d’une pirouette à la fois prévisible et habile, a le malheur sans nom, et qu’il nomme pourtant, de perdre son fils unique et adoré, Joe, ainsi que, par un corollaire cruel de sophistication littéraire, l’amour de sa vie, Charlotte. Classique mineur ou petit maître, car il lui manque la suprême rouerie chatoyante et diaprée des stylistes souverains, les Nabokov, Cheever, Updike, Mac Inerney, ou la profondeur sombre et drôle des mélancoliques surmontés, les Roth, Mac Carthy, Banks, Ford, John Irving confirme par ce roman testamentaire, concerté et réussi sa place au premier pupitre du second rang, qui sera peut-être, je suis prêt à vous le concéder dans mon immense libéralité, le dernier strapontin du premier rang. Le jugement a été mis en délibéré, il n’y manque plus que le tranchant de votre propre suffrage.

 

 

John IRVING, « Dernière nuit à Twisted River », Le Seuil, 2011.

Lecture-loisir.

DISPONIBLE.

Document réalisé par L. LE TOUZO, le 27 janvier 2011

 

 

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