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4 mars 2010 4 04 /03 /mars /2010 14:53

         Régis Debray s'est rasé la moustache, mais il a mis un masque. Dans ses interventions publiques, il semble, stratégiquement, s'intégrer comme un franc-tireur indocile à la lugubre cohorte des déplorants qui s'en vont répétant, les jours pairs, « Tout fout le camp » et les jours impairs, « C'était mieux avant ». Un littéraire de plus de soixante ans, dans ce pays, c'est un pleurard – un lettré crispé sur ses privilèges enfuis. A première vue, Debray semble souscrire à cette définition sommaire et peu sexy. Mais il faut contourner son personnage public d'Alceste professionnel, trop commode et trop confortable, et lire ses livres, aussi allègres qu'aigus, pour s'apercevoir qu'il ne fait pas que dominer de toute sa culture, de tout son talent et de toute son ironie l'armée en déroute des Chevaliers de la Triste Figure, que d'une belle formule Emmanuel Todd a qualifié de « dépressifs culturels ». Au vrai – accrochez-vous à votre fauteuil -, il n'est pas des leurs.

La parution de ce « Dégagements », dont le titre fait tableau, est l'occasion rêvée de faire le point sur cet écrivain trop connu, et donc méconnu, qui éprouve un malin plaisir à se présenter sous son plus mauvais profil. Telle est sa coquetterie : prendre le narcissisme contemporain, qu'il décrypte mieux que personne, à rebours. Mais ce supposé grognon est beaucoup trop narquois pour s'enraciner dans le lamento bilieux. C'est avec un humour bienvenu, et dans quelle langue somptueuse, qu'il décode les vices et les tics d'une époque qu'il aime à prendre à rebrousse-poil. Il y a un double sens, une polysémie comme disent les cuistres, dans ce « Dégagements ». D'une part bien sûr, l'abjuration raisonnée de cette figure représentative de l'intellectuel engagé et de son projet d'influence, à laquelle Debray aura sacrifié plus qu'il n'était nécessaire. Compagnon du Che puis conseiller de Mitterrrand, il est revenu, d'un plume rendue à sa pleine souveraineté, sur ces deux épisodes marquants d'une vie par ailleurs bien remplie, dans « Loués soient nos seigneurs »(1996), livre merveilleux, à la fois désenchanté et enchanteur.

 

  Mais il y a aussi ce qui donne son fil conducteur au recueil a priori disparate de journaux de bord donnés au fil du temps à la revue qu'il dirige, « Médium »; le déclassement social des hommes de lettres dans la France d'aujourd'hui. Lorsqu'il entra dans la carrière, nul destin ne semblait plus enviable au jeune Régis que ceux de Sartre, Malraux, Camus; et le voici dans l'automne du patriarche s'apercevant qu'il n'est pas jusqu'aux âmes bien nées qui ne s'inclinent vers Zidane, Noah, Chabal; de ce tournement vertigineux, Debray, c'est son mérite, évite de tirer des effets de manche démagogiques sur la mort du latin-grec et des humanités. Il préfère en sourire.

Ainsi en va-t-il du véritable coeur nucléaire de cet ouvrage, noyau dans lequel il utilise Proust pour disséquer et mettre à nu, avec une absence de hargne qui doit être relevée, les ressorts profonds de la sarkozie, non pas suivant l'argumentaire politique apparent, mais selon les lignes de forces souterraines de l'époque. Après ces vingt pages d'une densité magistrale, il ne reste pas grand-chose debout de la vaste bibliographie consacrée à l'actuel hôte de l'Elysée.

Bien entendu, le genre littéraire retenu, papillonnant et mobile, porte en lui-même sa propre critique : dispersion, superficialité, éparpillement. Cette objection peut aussi être renversée en éloge; il ne s'agit pas forcément de tout lire, tout n'est pas ici à prendre ou à laisser, chacun fera son miel de ce qui le pousse à butiner. Lorsque Debray s'avise de cesser, car cela est disgracieux, de se crisper en lettré vitupérant l'époque, il se souvient, en authentique littéraire, de quel merveilleux lecteur il peut être: épluchant les journaux posthumes de Drieu ou de Morand, plutôt que de Leiris, redoublant ainsi sadiquement le tropisme droitier par un goût suspect pour les bas morceaux, il va droit au nerf des choses, et traite sans excès d'aménité ses dieux en littérature – qui restent, l'honneur est sauf, ses démons en politique. Si l'on était vache, ce qu'à Dieu ne plaise, on serait volontiers tenté de lui renvoyer en boomerang la formule qu'il y a trente ans il adressait, in articulo mortis, à Jean-Paul Sartre : « La malchance de Sartre, c'est qu'en lui le clinicien est meilleur que le chirurgien. » Ce qui fait que ses embardées politiques ne sont dorénavant que scories, quand il demeure encore aujourd'hui la meilleure plume ex aequo du royaume de France.

 

  Debray vieillit comme son maître et ami Julien Gracq, qui trône sur ces belles pages tel un totem intouché. Chaque jour plus spectateur et moins impliqué, et, de l'un à l'autre la conséquence est bonne, chaque jour plus allègre et moins grincheux. Depuis qu'il a cessé de croire au pouvoir prescripteur en politique des littérateurs, Debray atteint enfin à la véritable fidélité, qui est fidélité à soi, ainsi qu'à la véritable liberté – celle qui récuse le mimétisme intempestif. C'est beau un homme qui s'émancipe – y compris, et c'est le cas ici, lorsque ses rêves originaires étaient honorables. Ainsi est-ce un choix raisonnable que de préférer cet observateur narquois et informé aux vociférateurs hystériques et péremptoires auxquels il lui arrive de s'affronter.

 

Régis Debray, « Dégagements », Gallimard, 2010.

DISPONIBLE

Lecture-savoir

Revue « Médium », 17 numéros disponibles

  Document réalisé par L. LE TOUZO, le 2 mars 2010

 

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