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30 novembre 2010 2 30 /11 /novembre /2010 15:59

Il y a les hommes, il y a les oeuvres, et il y a les moments. Les oeuvres, il s’agit de les lire, sinon ce n’est pas la peine ; les hommes, les connaît-on jamais, même en ayant tout lu ; quant aux moments, ce serait plutôt le contraire, il n’est pas question ici de les approfondir, plutôt de se dépêtrer de leur glu. Nous autres, français, avons connu cela avec le moment de la Libération : brutalement démonétisés, les princes de la jeunesse de l’entre- deux-guerres, Gide et Mauriac, Valéry n’ayant pas voulu voir ça, soudain il n’y en eut plus que pour Sartre-et-Camus. Ils n’appartenaient pas à la même génération, Sartre étant né en 1905, Camus en 1913, et n’avaient finalement pas grand-chose en commun, mais il nous aura fallu bien des querelles majeures - et d’autres parfaitement subalternes -, bien des chemins de traverse et des contremarches pour apprendre à les distinguer l’un de l’autre, sous le mince et entêtant prétexte que les feux de la rampe et les lumières de la ville les avaient éclairé au même moment. 

Toutes choses inégales par ailleurs, il n’en aura pas été autrement pour Jay Mc Inerney et Bret Easton Ellis. En 1984, le premier publie, à 29 ans, « Bright lights, big city » : dérive cocaïnée de night-club d’un yuppie sarcastique friqué. L’année suivante, à 21 ans, le second publie « Moins que zéro », errance de sensualité froide, de violence pétrifiée, et d’aphasie hystérisée. Il n’en faut pas plus pour les rallier sous la même bannière de la « nouvelle génération perdue », ben voyons. Or, ils sont sans doute aussi différents, et avec un écart d’ état-civil comparable, que ne l’étaient Sartre et Camus. Seul les rapprochait le moment MTV. D’abord, Mac Inerney est new-yorkais, Ellis vient de, et écrit sur, Los Angeles. Ensuite, leurs projets littéraires respectifs sont de natures fort différentes. Le premier chapitre célèbre de « Bright lights, big city », est écrit sur le mode - remarquablement tenu - de l’interpellation tutoyante. « Tu n’es pas le genre de type à traîner dans un endroit pareil à une heure aussi tardive. », et c’est comme si Michel Butor était, sur le tard, présenté, à Donald Trump : depuis un belvédère littéraire, un observateur cultivé et narquois scrute et arpente les lieux de l’élégiaque immédiateté.

 

 

 

Dès l’origine, Ellis a procédé autrement. Première phrase de « Moins que zéro » : People are afraid to merge in Los Angeles - les gens ont peur de changer de file à Los Angeles. Stupeur et désarroi du monde contemporain, épisode 2, mais cette fois, vu par l’un des treize : c’est depuis l’intérieur de cette génération paumée entre rails de coke et robinet à clips qu’opère - ou que feint d’opérer - le matois BEE. Une sorte de matité mise à plat, qui, comme l’aura bien noté Marc Lambron, n’est pas sans évoquer le Morand de « Ouvert la nuit », autre portraitiste grinçant et suffoqué des excès de toutes sortes ; quelque chose de détimbré, la réverbération d’un studio d’enregistrement, le sample d’un disc jockey. L’absence, ou le comble, c’est selon, de l’art littéraire.

Ce qui avait retenu d’emblée, dans « Moins que zéro », c’est à quel point cet univers était saturé d’anciennes puissances d’émancipation dégrisées, devenues, au fil de quelles prévisibles métamorphoses, simples éléments du décor quotidien ; la jeunesse américaine, entraînant à sa suite la jeunesse du monde, comment avait-elle su victorieusement s’opposer à - synonyme de s’émanciper de - la société et de ses parents, qui tendent à se confondre à cet âge. Pour aller vite : via les films noirs violents et moites de l’immédiat après-guerre, via le rock dans les sixties, via le sexe et la drogue dans les seventies, les kids avaient contesté le vieux monde, sans aller jusqu’à le faire trembler sur ses bases. Burt Lancaster - ou Bogart -, Elvis Presley - ou Jagger -, Timothy Leary - ou Marcuse - , trois séquences d’une liberté aux couleurs de la jeunesse.

Or, dans la faune dorée des eighties, qui porte le désir littéraire et quasi sociologique de Bret Easton Ellis, toutes ces puissances du scandale ont été émoussées, canalisées, et domestiquées. Partout la pop, partout le ciné, partout la sexualité froide, mécanique, déshumanisée, et nulle part le scandale que portèrent jadis ces lignes de force devenues lignes de fuite. D’où la tentation, à laquelle cède l’auteur, de repousser les limites avec le snuff movie (meurtre filmé en direct) par lequel s‘achève « Moins que zéro ».

 

Vingt-cinq ans après, est-ce besoin de faire le bilan, ou assèchement de l’inspiration, les deux sans doute, tant Mc Inerney qu’Ellis auront éprouvé le désir ou le besoin, quel Dieu fera la différence, de revenir sur les traces de leur premier succès. En 2009, l’aîné publie un second recueil de nouvelles, sous le même titre que le premier « How it ended », traduit en français, why not, par « Moi tout craché ». Datée de 1982, la première nouvelle du recueil est la matrice, ou la version originale, - stupéfiante de maîtrise, digne de son maître ès fragments courts Raymond Carver - du chapitre inaugural de « Bright lights, big city ». Même si cette nuance grammaticale n’existe pas en langue anglaise, on comprend que cette prose en état d’urgence, nerveuse, jusqu’aux limites - et parfois au-delà - de l’épilepsie, ait aussitôt démodé la grande forme du roman américain classique, celui de Bellow, Updike, Roth, Mailer,Salter, qui auront, chacun selon ses moyens, sinon selon son mérite, leur revanche, en faisant accéder la littérature du voussoiement au tutoiement. Dans une certaine mesure, Mac Inerney reprend son plus grand hit comme lors d’un concert attiédi - je feins d’oublier pour les plaisirs de l’écriture hypothétique que tout y est calculé comme une carte perforée - un Mick Jagger du crétacé reprend « Satisfaction » pour s’attirer les grâces des neutres et des déçus.

De même, début 2010, BEE reprend la farandole des personnages de « Moins que zéro » : Clay le narrateur réfrigéré, Blair sa maîtresse intermittente, Rip son dealer hystérique, Trent son âme damnée. En avant la musique - d’ascenseur ? D’aéroport, pour commencer. A nouveau, le new- yorkais expatrié atterrit à Los Angeles. L’Amérique est ainsi déchirée entre culture et divertissement, entre art et argent, entre Broadway et Hollywood  - alors qu’en France Amélie Nothomb habite vraisemblablement à deux pâtés de maison de Marc Fumaroli.

Mais le temps a passé, les trois mousquetaires de la défonce ont fini par faire leur trou dans la société - contre laquelle ils se révoltaient au fond si peu. Clay est un scénariste à succès, pratiquant assidu du droit de cuissage sur les apprenties comédiennes, et qui a eu le cœur brisé - son semblant de cœur, d’un semblant de brisure- par l’une de ses proies devenue prédatrice à ce jeu de perdant-perdant. Blair a épousé Trent, préférant aux intermittences du cœur une sorte d’alliance rationnelle ; comme dans « Moins que zéro », elle est supposée être celle qui serait impliquée affectivement, quand Clay ne serait qu’un monstre froid. Bref, le fan-club retrouvera ses gimmicks préférés, même si on peut parfaitement lire « Suite(s) Impériale(s) » sans jamais avoir entendu parler de l’opus précédent. S’il répugne au lyrisme maîtrisé par lequel un écrivain échappe à sa camisole de sociologue périphérique et de journaliste supérieur, Ellis demeure le dialoguiste habile, drôle et malin, qui aura connu ce double triomphe des auteurs à succès et à scandale : voir ses livres adaptés au cinéma, pour le bonheur de son banquier ; les y laisser massacrer, pour le déplaisir de ses lecteurs. Et c’était comme si les producteurs d’Hollywood, avaient voulu démontrer que BEE, en dépit de son style simple, coulé et fluide, appartenait de plein droit à la littérature, puisque ses livres s‘avéraient irréductibles à la mise en images.  

 

Et pourtant, l’inspiration cinématographique de l’intrigue ne fait guère de doute, puisqu’elle évoque assez le « Mulholland Drive » de David Lynch. Alors que Clay semble au début du livre s’enferrer dans une équation sentimentale assez simple, s’entichant d’une Rain Turner peu farouche, et ne faisant guère mystère de son intéressement érotique - elle veut jouer dans son film, et basta - celle-ci se révèle au centre d’un échiquier sexuel et sanglant : un jeu brutal. Là aussi, la danse macabre d’aujourd’hui reprend les figures imposées d’hier, avec les scènes de torture par lesquelles s’achève le nouveau millésime, comme en écho au snuff movie du tome Un.

Ellis évoque un peu un Houellebecq à l’échelle américaine, et donc derechef mondialisé, avec comme points communs une certaine matité d’écriture, des dialogues serrés et d’un humour acide, un talent sûr à se placer là où nos sociétés grincent.  Si la littérature a pour destin, sinon pour mission, de dévoiler l’inconscient de la psyché d’une époque, - elle en a bien d’autres, rassurez-vous -, alors on peut comprendre le succès international et même planétaire dans le cas d’Ellis, accordé à ces deux auteurs. Mais il me semble, toute subjectivité assumée, qu’il y a chez l’américain une sorte de lyrisme oblique de l’impuissance littéraire, féroce chirurgie de personnages à la fois complètement paumés et ultra-violents, quand le ton monocorde et amer de Houellebecq ne serait que sa pauvre signature. 

Ce qui est le plus frappant dans les lectures qui sont faites d’Ellis, et que ce livre tout de provocation maîtrisée ne risque pas d’atténuer, c’est le reproche de complaisance qui lui est adressé de manière récurrente, devant les comportements, en effet peu recommandables, de ses protagonistes. Quel contresens absolu. Il ne fait aucun doute à qui sait lire qu’Ellis est en réalité un moraliste, et que ce qui le retient d’éditorialiser est une autocensure d’ordre esthétique, d’ailleurs parfaitement justifiée ; s’il blâmait plus clairement ses personnages, comme ne cessent de le morigéner ceux qui ont oublié la phrase de Gide selon laquelle « c’est  avec les bons sentiments que l’on fait de la mauvaise littérature », il ne serait pas si intéressant. La subordonnée sur laquelle se conclut « Suite(s) impériale(s) » - « je n’ai jamais aimé personne et j’ai peur des gens » -  est pourtant entre toutes une phrase de moraliste, alors qu’elle ne saurait être attribuable à un écrivain de profession. 

Si l’écrivain est l’homme de la gratuité justifiée, en ce sens qu’il cumule les incises que nul autre n’eût pu écrire à sa place, alors il ne fait pas de doute qu’à cette aune, Jay Mac Inerney est meilleur que Bret Easton Ellis. Mais tous deux, le brillant jusqu’aux frontières de la virtuosité, le clinicien jusqu’aux lisières de l’indifférence - qui n’est plus ni l’enfant prodige de « Rules of attraction » ni le charmant jeune monstre d’« American psycho »- n’écrivent plus dorénavant que pour invalider, et ces chemins bifurquants et parallèles sont passionnants, la fameuse phrase de Scott Fitzgerald, qui témoignait pour lui-même en affirmant : « Il n’y a pas de second acte dans la vie d’un américain. »

 

 

Bret Easton ELLIS, « Suite(s) impériale(s) », Robert Laffont, 2010.

Lecture-loisir.  

DISPONIBLE.    

Document réalisé par L. LE TOUZO, le 8 janvier 2011

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