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24 novembre 2010 3 24 /11 /novembre /2010 12:42

       La critique littéraire compte elle aussi ses icônes, ses intouchables, et ses incunables. Angelo Rinaldi aura appartenu superlativement à ces trois catégories - c’est sa force, son charme, sa vertu peut-être - mais pas simultanément - c’est sa limite. Il est aussi incongru de préférer à son âge d’or - « L’Express » de 1972 à 1998, largement hébergé dans « Service de presse » (1999) -, son crépuscule recueilli ici en quasi-exhaustivité, que de privilégier dans « Star Wars » les épisodes dans lesquels s’illustre Natalie Portman - mon cœur, mon cœur, pourquoi bats-tu si vite ? - à ceux, les seuls les vrais, dans lesquels le principal rôle féminin est tenu par l’oubliable et d’ailleurs oubliée Carrie Fisher. Aussi bien, l’érotisme était bien le dernier argument, il en était tant d’autres, incitant à s’agréger à la vaste communauté des chevaliers Jedi de cour de récréation. Ou, pour rester dans le secteur de la critique littéraire, autre domaine où le sabre-laser est l’instrument du manichéisme, de préférer au Bernard Frank haute époque, le sniper désinvolte et digressant du « Matin de Paris », le matou déjà à moitié assoupi du « Monde » (1985-1989) : Martine de Rabaudy ne me contredirait pas.

  Au reste, Rinaldi n’est pas sans évoquer un Bernard Frank délesté des plus voyants de ses défauts, l’alcoolisme, la paresse, la mauvaise foi, les caprices, les humeurs. Oui, mais justement. De même qu’au football (ça faisait longtemps), un Zidane débarrassé de ses défauts, coups de boule et autres méfaits, ça donne tout juste Camel Meriem, un Maradona blanchi sous le harnais de vertu, sans drogue, sans mafia, sans Castro, ce ne serait jamais que Pablo Aimar, la critique littéraire est vraiment le supplice chinois de la justice distributive. Ainsi en va-t-il du Triangle des Bermudes de la presse française, en littérature déjà, je n’ai pas juridiction sur les autres domaines ; « Le Monde », « Télérama », « Les Inrockuptibles », tant de vertu, si peu de talent. Alors que Rinaldi, faut quand même le dire, c’est du nanan, comme on disait de son temps, c’est de la balle, de la bombe, de la bonne, comme on dit du mien - déjà révolu peut-être. Rien n’est plus injuste que le talent.

  Voici donc, via cette édition quasi intégrale des chroniques données, ou pour mieux dire prêtées au « Nouvel Observateur » entre 1998 et 2003, la dernière fête de l’Empire. C’est l’occasion ou jamais de faire le point sur celui qui aura été, sans contredit, le meilleur critique littéraire de France dans les années 70 et 80, c’est-à-dire du temps où elle comptait encore, avant de devenir une plume singulière - mais parmi d’autres, dorénavant - que les littéraires continueraient à lire avec passion, profit ou plaisir, le cumul n’étant pas exclu dans ses - ou nos - meilleurs jours.

  Relire aujourd’hui Rinaldi - même du Rinaldi de récente cuvée -, c’est un peu comme retrouver, vies faites chacun de son côté, par hasard sur le trottoir d’une ville de province ou dans la file d’une caisse de supermarché, un premier amour de collège ou de lycée. Est-ce que ça tient le coup ? Est-ce que nous comprendrons, à défaut de l’éprouver, le désir que nous eûmes alors, aux heures de la chasse violente et douce, pour ces yeux verts sous une frange brune, inoubliables et d’ailleurs inoubliés, désir de tout quitter sans retour ni espoir de ? Et puis nous sommes là, vingt ans après ou peu s’en faut, dans ces retrouvailles inhibées - n’ayant rien quitté du tout. Et la question alors terriblement se renverse : et si nous allions être déçus, non pas parce que le regard englanté d’azur se serait fané, ou que les pages jadis brûlantes se seraient défraîchies au tamis du temps, mais plutôt parce que nous-mêmes aurions égaré chemin faisant, chemin fait, le talisman et la martingale qui nous faisaient veiller jusqu’aux heures où de précaires sentinelles les somnambules se font survivants équivoques ?

  Alors, Rinaldi ? Hé bien, cela passe et tient encore remarquablement la rampe. (Lauranne, tu peux m’appeler. Je promets de ne pas prévenir TF1.) Avant toute chose, c’est du travail : cent vingt chroniques parsemées et récoltées en cinq ans, c’est un rythme de croisière qui est d’une belle vitesse. Par contraste, quel cossard que ce Sollers - que, décidément, Rinaldi aura démonétisé par quelque face qu’on l’aborde. En outre, la critique littéraire est, n’ayons pas garde de l’oublier, le seul domaine où le commentateur est tenu de démontrer l’étendue de ses dons ou la vastitude de leur absence dans le domaine dans lequel précisément il distribue les roses et les épines : aussi bien le critique cinématographique qui trouve que Tarkovski n’est qu’un poseur n’est-il pas tenu de réaliser un court métrage, pas plus que le critique d’art qui circonscrit Picasso à un rôle de barbouilleur (encore dernièrement Houellebecq) n’est contraint d’esquisser un croquis. Si l’on est quitte pour moucher Anouilh - bravo ! -, comme c’est le cas ici, mieux vaut le faire dans une prose de haute volée et d’ample coulée. Le critique littéraire, quand il est bon, se débat avec la matière même de ses maîtres et martyrs : les mots - quand le mauvais n’en fait que de la mélasse.

 Autant le dire tout de go : le charme persistant, à la fois puissant et capiteux, qui émane de ces pages, tient d’abord à la prose de l’auteur, cravatée sans être gourmée, à la fois classique et claquante. Ce livre est supérieurement écrit. Et il n’est rien comme une langue cambrée pour donner un éclat de fraîcheur à de point si neuves réflexions : « [une mère] est à une portée de voix, ou dans la distance intérieure de la mémoire, là où ne s’efface jamais l’unique preuve qu’une fois au moins dans la vie nous aurons été aimés. » Bien entendu, cette médaille tout d’un pièce a son revers ; ce talent porte en lui sa contrainte, ou sa limite, et comme de juste ce classicisme syntaxique induit autant qu’il manifeste une nette prédominance du patrimonial, et ce qui est supposé s’y référer dans le contemporain. Alors que biographies, inédits, rééditions, essais sur, jettent Rinaldi, pour quelle contagieuse jubilation de lecture, de Beaumarchais en Léautaud et de Racine en Proust, il est inutile d’attendre de sa part éloge ou même mention de Jay Mac Inerney ou Bret Easton Ellis, dont il ignore sans doute jusqu’à l’existence, lui qui mésestime risiblement Philip Roth ou Garcia Marquez. Le classicisme revendiqué a un prix, qu’il acquitte sans sourciller, et qui consiste à rechercher dans les formes d’aujourd’hui l’empreinte d’hier. Ceci même doit être nuancé, car s’y trouveront de beaux éloges lyriques et motivés de Dominique Fabre et de Denis Lachaud. Mais enfin, d’évidence il est plus à son affaire avec Gide et Sachs qu’il ne l’eût été contre Beigbeder et Houellebecq, absents de ce florilège héliotrope. 

Cependant, à cette réserve près, comment ne pas être frappé par l’ouverture du compas que manifeste en ces pages Angelo Rinaldi : Italie, la patrie de cœur de ce corse, n’eussent été les liens de révolte et de serment qu’il aura tressé autour de la langue française, superbes pages sur Savinio, Svevo, Pirandello, Sciascia ou Moravia ; France, bien sûr, mais aussi Allemagne et Etats-Unis ; classiques, modernes, et donc, quelques rares contemporains ; mais aussi journalisme, avec un texte incendiaire sur le supplément en langue anglaise du quotidien « Le monde » ; théâtre, avec un portrait saisissant et anguleux de Robert Hirsch ; cinéma, via l’expression d’un scepticisme devant le projet proustien de Raoul Ruiz, même si manque regrettablement à l’appel la correction opérée après vision du film, puis la descente en flammes - justifiée - d’un film platement contre-révolutionnaire d’Eric Rohmer. En somme, si le fervent et solide classicisme revendiqué autant qu’assumé par l’auteur n’est nécessairement pas dénué d’effets Larsen dans des temps post-littéraires, même s’il est trop fin pour rejoindre la cohorte lugubre de ceux qui pensent que vitupérer l’époque peut être un signe de distinction, c’est aussi une boussole fiable et un refuge abrité aux heures troublées ; tout bien compté, ce sera cette unité de langue, surécrite, mais très bien surécrite, qui lui aura permis de faire tenir ensemble une telle diversité de centres d’intérêt. Auxquels il faut encore adjoindre une prédilection enchantée, de poète immobile ami des chats, pour les nuits de Paris.

 « La critique, c’est le bagne à perpétuité », déclarait Aragon en son jeune temps, qui aura su ultérieurement se bâtir d’autres geôles moins divertissantes pour y abriter sa sécheresse sifflante et soufflée ; Aragon qui se voit ici, sans excès de complaisance non plus que de charité, remettre à sa juste place de prosateur mineur, de pasticheur prodigieux - et d’incurable procureur. Mais en cela aussi le prince rouge s’était trompé, puisque plutôt que loge du gouverneur la critique peut se faire à son heure résidence des étoiles quand elle joint, comme c’est le cas ici, talent et ténacité, travail et tendresse ; en un mot l’exercice d’une liberté, et le bonheur d’admirer, comme antidote à la sénescence prématurée.                                  

Evidemment, de mauvais esprits, au rang desquels il n’est pas question de me compter, car cela me causerait trop de chagrin, ne manqueront pas d’observer qu’un certain nombre d’auteurs en uniforme vert, et dotés d’une épée, sont évoqués au fil de ces pages, et qu’ils ne sont pas précisément passés au fil d‘icelle. Et, de fait, en juin 2001, Rinaldi lui-même sera élu à l’Académie Française. L’ambition des autres ne nous est obscène que parce que nous en ignorons les ressorts secrets. Mais quoi, lorsque l’on aime les livres et la langue, la littérature et l’élégance, et jusqu’aux lentes leçons de maintien et de paresse surmontée des siamois, angoras, et autres persans - dont celle-ci, décisive : rien ne vaut la caresse de qui sait, à son heure, griffer-, faut-il tant se contraindre pour entamer l’éloge de Marc Fumaroli, de Jean-François Revel - ou même de Jean d’Ormesson ?

Tout cela, c’est la part du feu, et seules importent en définitive chaleur et lumière échappées de ce chaudron devenu brasier. Cette confession cryptée dans les collines livresques, c’est, somme toute, l’autobiographie qu’il n’écrira pas, le grand roman qu’il n’écrira plus. A la manière de Marc Lambron, à la fois son successeur et son contraire, plus rock’n’roll et plus décontracté, certes, mais lui aussi prosateur merveilleusement cambré, lui aussi écrivant sa vie au fil de ses lectures, lui aussi tissant des mémoires invisibles dans les replis et les interstices des contraintes de la critique hebdomadaire, lui aussi maintenant brûlante la flamme embrasée à l’adolescence, jubilation de lire quintessenciée en jouissance d’écrire, au cœur d’une actualité littéraire qui ne sent pas toujours le jasmin. Non sans avoir regretté, par quelle déviance de roi cuistre - car c’est un plaisir de roi, vraiment, que de jouer au cuistre à propos de, et avec, Angelo Rinaldi -, l’absence de l’article daté du 15 août 2000 dans lequel, à propos d’une question corse où l’on serait tenté de lui prêter de plus vastes lumières qu’à son interlocuteur, il annonçait à un Lionel Jospin toujours aussi prompt à l’autocritique un sombre futur de laxiste balayé anticipé à travers son présent de conciliateur triomphant. Pronostic qui lui eût valu un beau magot aux paris sportifs.

  Ajoutant à la pente de distribuer des bons points aux uns et des mauvais aux autres longtemps après l’arrêt des hostilités, le péché mignon de théoriser à partir de maigres cas, je serais tenté de conclure ainsi ; ce livre, à côté donc du précédent, et des deux volumes de « Carnet de Bal » de Lambron, vient rejoindre sur le même rayon et au même étage, les merveilleux livres de mémoires de Régis Debray, François Nourissier et Jean-François Revel, portraitistes généreux et lecteurs insatiables, ainsi que celui, éclaté et baroque, de l’inclassable Charles Dantzig ;  et ce promontoire surplombe de cent lieues les pénibles vallées où se seront embourbées les tentatives risibles et surjouées de Claude Lanzmann, et Philippe Sollers. Pour quelle raison, au-delà du talent, qui, s’il n’est pas rien, n’est pas tout ?     

Je risquerai cette hypothèse, en surplus des évidences, la prétention est une plaie, et l’autodérision une hygiène, genre ; les échecs se voudraient, et beaucoup trop, jusqu’au déraisonnable, et au-delà, livres-vies de lettrés ; les réussites prodigieuses sont livres-vies de littéraires. Quel chagrin, quelle tristesse, les vies d’écrivains, ou se prétendant telles, se récitant au fil des livres écrits, des récompenses obtenues, des aléas de carrière, quel tristesse, quel chagrin ; quel bonheur, quel plaisir, les vies de lecteurs se parcourant au gré des admirations éclairantes, au fil des reconnaissances de dettes acquittées, des lettres d’amour, quel plaisir, quel bonheur.

 

Angelo Rinaldi, « Dans un état critique », La Découverte, 2010.

EN COMMANDE.

Document réalisé par L. LE TOUZO, le 30 septembre 2010

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