Quel livre merveilleux. Inépuisable, partial, érudit, injuste, hilarant, savoureux, inattendu, limpide, ouvragé, fluide; mais s'il ne fallait garder qu'un adjectif, ce serait : brillantissime. Un livre-monstre, qui est aussi un livre-monde. Un véritable OVNI littéraire, qui crée le genre qu'il illustre, qui doit sans doute être le seul registre littéraire à ne compter qu'un ouvrage qui soit aussi un chef d'œuvre. Pour les littéraires, les lecteurs, les liseurs et liserons, pour tous ceux qui pensent que la littérature est fille de la sécession, de la solitude et du silence, ce livre est une promesse de bonheur; mais une promesse qui serait tenue.
1 000 pages, plus de cinq cents entrées; je l'avoue, cela peut paraître intimidant. Mais jamais l'érudition n'aura été aussi roborative, aussi primesautière, aussi énergisante. Vous appréciez Pascal Quignard, mais trouvez qu'avec lui on ne s'amuse pas tous les jours ? Vous êtes alternativement intéressé par les analyses d'Alain Finkielkraut, et agacé par ses éructations d'automobiliste verbalisé? Vous trouvez qu'Olivier Rolin sait écrire, mais que sur le fond il ne sort pas beaucoup du discours du chauffeur de taxi, selon lequel ce n'est plus que c'était ? Question : quoi ? Réponse : tout ; les belles-lettres, l'enseignement, la France, la politique, le football, et les routes départementales. Dantzig est l'antidote à tous ces gens qui n'ont pas lu tous les livres – ni même tous les bons –, mais s'obstinent à trouver la chair triste. Il fait la preuve que le savoir est, ou peut être, érotique, allègre, libérateur. La malédiction qui lie dans nos esprits les lettrés au esprits chagrins n'était enracinée que par quelques exemples malencontreux. Saint Augustin a écrit : « Qui revêt la sagesse, revêt le chagrin. » Seize siècles après, Dantzig, l'irrévérencieux, invalide l'hypothèse de l'évêque d'Appone.
Il est vrai que les littéraires ne sauraient former une église et que rien ne saurait leur être si étranger que l'esprit de chapelle ; la lecture, c'est nécessairement l'activité d'un seul - et c'est toujours l'affirmation d'une singularité irréductible et non-négociable. Lorsqu'un livre vous est tombé des mains, ce n'est pas la caution de qui que ce soit - ni celle de Jean d'Ormesson, ni celle de Julien Doré -, qui vous le fera rétrospectivement aimer.
Bien entendu, le risque existe pour le lecteur d'être pris à revers, voire de se sentir agressé, dans ses propres prédilections. L'entreprise de Dantzig peut être, dans son ambition délirante, expansionniste, sur des zones sensibles. C'est un reproche qui lui aura été souvent adressé. Pour ma part, c'est là que je situerai son plus grand mérite. Un point est frappant; c'est que chacun de ces lecteurs interpellés répond depuis sa subjectivité - depuis son petit panthéon portatif. Je ne suis pas certain que ce type de réponse ne convienne pas à Dantzig. Ce qu'il combat, force arguments à l'appui, c'est le grégarisme moutonnier qui ânonne sans lire, ce ne sont pas les évaluations littéraires qui se distinguent de la sienne. Dire à Dantzig que vraiment être aussi indulgent envers Montherlant, c'est juste pô possib'; c'est dans le fond être fidèle à l'esprit de sa propre tentative tentaculaire et totalisante. C'est être dantzigien, jusques et y compris contre Dantzig.
Sa force et son mérite, ce qui en font le contraire radical, intime et absolu de Philippe Sollers dont le « Discours parfait », socialisé, convenu, conformiste, collectif, est une sorte d'antithèse presque trop symétrique à ce délectable, pour utiliser un mot cher à Bernard Frank, autre digresseur magnifique - auquel Dantzig doit beaucoup, et c'est un compliment -, c'est donc son côté singulier, subjectif, solitaire. Les sommations sociales et politiques glissent sur lui comme l'eau sur le canard. Après chaque chapitre – et parfois chaque paragraphe -, il a dû se retenir pour ne pas ajouter un non mais provocateur et orgueilleux.
Pour entrer dans ce livre–univers, rien ne vaut une porte dérobée ; cela n'a, ou n'aurait, pas grand-sens de le lire dans son intégralité - ce que j'ai fait pourtant. Car rien n'est plus difficile, chacun le sait, que de se désaccoutumer du plaisir. Aussi vous proposé-je mon entrée préférée, qui condense l'essentiel du talent de Dantzig, sa vaste culture désinhibée, son humour et son brio, son auto-dérision quand même assez contente d'elle-même, et Dieu sait qu'il y a de quoi, bref son charme suffocant. Si vous le pouvez, ne vous précipitez pas sur ce livre après lecture de cet échantillon : vous seriez le premier ou la première à invalider ma tentative, après sept réussites successives, série en cours. Il s'agit de Pierre Corneille - l'auteur du « Cid ». Vagues réminiscences scolaires, un souvenir émollient de fracas martial – ce qui est un oxymoron –, bref pas très sexy, isn't it ? « Mouais, si ce qu'en dit Charles Dantzig m'épate, vous murmurez-vous sans doute, je mange un rat ». Chiche.
« Vous m'auriez capturé à vingt ans, je vous aurais dit, avec le manque de pitié de la jeunesse, Corneille ! Corneille ! Corneille ! Vous en auriez bâillé. Quinze ans plus tard, je le trouve pénible. Et peut-être qu'à quatre-vingt ans, las de faiblesse et de surdité, je reviendrai à lui parce qu'il parle fort. Quel tapage ! La France de 1650, résonnant du fracas des éperons et des sabres rangés et dérangés depuis cent ans, des guerres de religion à la Fronde, n'entendait les écrivains que s'ils hurlaient. Une bande de rockers donnait des concerts, avec perfectos, santiagues et jupes à volants : il y avait Rotrou, il y avait Mairet, il y avait Corneille. The prince of gothic rock ! Il se passionne pour l'Orient et ses barbaries, comme dans « Rodogune », ne s'intéresse aux civilisés qu'à condition qu'ils barbotent dans le meurtre, comme dans « Horace ». Ecoutez ses mots : illustre, grandeur, gloire, absolu, horrible, tout, vrai. Du rocker, il a le rythme binaire, d'abord frappant, assez beau même, ensuite pénible: l'antithèse est son gong, qu'il martèle d'un vers à l'autre, voire à l'intérieur d'un même vers. « Je travaille à le perdre et le perds à regret. » C'est aussi un défaut de Shakespeare. C'est un défaut des temps naïfs. Joyeux qu'ils étaient, dans leur boue, leur crottin, leurs odeurs fortes et leurs chevaux hennissants ! Evidemment, ils se poignardaient bien un peu et rotaient à table, mais leurs successeurs les raffinés n'ont plus eu que des plaisirs étriqués et méchants. Les barbares d'avant avaient de grandes finesses que les nuancés ont perdu ; voyez les cascades de préciosités de Gongora. Il nous a fallu Mallarmé pour retrouver ça, et avec quel faible débit. Nous vivons si vieux que nous ne vivons plus. »
Hé bien, bon appétit. Vous ne m'en voudrez pas de ne pas dîner avec vous. Car après tout, moi, j'ai gagné mon pari.
Charles Dantzig, « Dictionnaire égoïste de la littérature française » Grasset, 2005.
DISPONIBLE.
Lecture-voyage
Document réalisé par L. LE TOUZO, le 2 mars 2010