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21 mai 2010 5 21 /05 /mai /2010 16:22

  « Houellebecq, enfin ! » L’impatience que manifeste cette amie – exagérée à dessein pour les besoins de la mise en scène, elle me pardonnera – à me voir aborder le cas Houellebecq à la centième notice de ce blog témoigne bien de la place centrale dorénavant occupée par l’amer Michel au sein des Lettres françaises. L’auteur de « L’impossibilité d’une île », c’est ainsi, est désormais une superstar. Essayons d’en comprendre les raisons - pédagogiquement  : les thésards qui lui consacrent une thèse d’Etat, tous les goûts sont dans la nature, n’apprendront rien ici, ce bref texte s’adresse plutôt aux lecteurs potentiels qui, qui pour une raison ou pour une autre, forcément légitimes, n’ont jamais ouvert un de ses livres, et envisageraient de le faire. Un Houellebecq pour les nuls, en quelque sorte.

« Plateforme » (2001) est à la fois son meilleur livre et le plus exemplaire de sa manière. Une écriture fluide, ductile, efficace, peu soucieuse d’effets littéraires ; est-ce un écrivain ? Peut-être pas si, comme je le crois on trouve dans ce mot la racine « écrire » ; plutôt un sociologue supérieur, et un rédacteur suprêmement habile. En revanche, un narrateur de première force, alternant avec maestria scènes de baise - y a pas d’autre mot, s’il suffit à vous offusquer, il serait raisonnable de vous abstenir de lire ce livre –, et considérations générales, la plupart du temps parfaitement informées. Et un talent certain pour se placer aux endroits où la société française grince : la recherche scientifique teintée de démiurgie dans « Les particules élémentaires », le clonage dans « La possibilité d’une île », et bien sûr le ticket gagnant tourisme sexuel + islam dans « Plateforme ». De quoi quitter, apothéose ultime, les pages de critique littéraire des magazines pour les pages société.

Il y a tout de même une intrigue. Michel, terne salarié du tertiaire doté d’un petit héritage, rencontre au cours d’un voyage organisé une Valérie dégourdie, sinon délurée. Après quelques extases érotico-discutailleuses, ils ont l’idée de génie, de fonder une agence de tourisme à polarité clairement sexuelle. C’est le triomphe d’autant qu’ils s’adjoignent un maître organisateur lessivé par le maëlstrom de sa vie privée. Tout cela finira mal, dans un attentat aux couleurs de l’islamisme. Cela se lit tambour battant, tant c’est en phase, c’est la limite du livre, avec l’époque : quadragénaires dépressifs, femmes conquérantes, libidos détraquées et islamophobie. Sweet smell of success.

 

Michel Houellebecq, « Plateforme », Flammarion, 2001.

DISPONIBLE.

Lecture-voyage.

Document réalisé par L. LE TOUZO, le 17 mai 2010

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21 mai 2010 5 21 /05 /mai /2010 14:23

En littérature comme dans la vie, rien n’est plus réjouissant qu’une heureuse surprise, un plaisir inattendu, une satisfaction inopinée. Lorsque courant 2007, j’appris que Danielle Sallenave allait consacrer un ouvrage volumineux à Simone de Beauvoir, tous les clignotants passèrent à l’orange ; tout ce qui ne me rendait pas réticent me conduisait à être dubitatif ; la date, opportune, centenaire du Castor ; l’éditeur, Gallimard, commun à la biographe et à la biographiée ; l’auteur, qui ne m’avait jamais ébloui ; le Zeitgeist, qui était au confortable déboulonnage des idoles d’avant-hier. En un mot : bof – à moins que ce ne fut : mouais. 

Hé bien, j’avais tort sur toute la ligne. « Castor de guerre » est un livre superbe, ample et maîtrisé, offensif et habile, nuancé et informé, pédagogique et surécrit – mais très bien surécrit. Si la littérature est monogame, c’est ce livre-ci qui restera attaché au nom de Danielle Sallenave. La tonalité d’ensemble est favorable, mais à mille lieues de l’hagiographie redoutée : si elle évite, et tant mieux, le puritanisme rétrospectif pour ce qui est des amours multiples et contingentes du Turban d’Or - à laquelle étaient consacrées, par ailleurs, les seules pages sauvables du « Lièvre de Patagonie » -, elle est sans complaisance pour le philosoviétisme intempestif autant qu’étrange du Castor. Cette vaste fresque fait cependant la part des choses, restituant à Beauvoir le mérite d’un anticolonialisme anticipé. Ne sommes-nous pas tous ainsi, probes ouvriers de l’émancipation par certains aspects, complices injustifiables de la servitude par d’autres ?

Au total, une superbe vie, droite et drue, magistralement restituée dans la complexe réalité de son contexte, et brillamment mise en perspective dans les vérités incertaines d’aujourd’hui : ce livre superbement mené, à bride abattue, en dépit de, ou grâce à, une méticulosité inattaquable, s’achève sur le refus du «  relativisme désespéré, qui laisse sans réponses les grandes questions qu’elle (S de B) avait osé affronter, et nous livre sans défense aux seules valeurs de la compétition, de la consommation et du profit.  » 

 

  Danielle Sallenave, « Castor de guerre », Gallimard, 2008.

DISPONIBLE.

Lecture-savoir.

Document réalisé par L. LE TOUZO, le 17 mai 2010

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19 mai 2010 3 19 /05 /mai /2010 14:24

Les bons livres politiques sont rarement indexés sur les vertus morales de l‘auteur. Charmant métier que celui de journaliste politique, qui ferait passer les huissiers pour des philanthropes. Dans le genre, Franz-Olivier Giesbert n’est pas un enfant de chœur. Les moralistes s’offusqueront, non les littéraires, car le résultat est délectable, telle cette « Tragédie du président », qui date de 2006 ; le Président en question était donc le Chirac de fin de règne. Ce n’est pas d’une suprême élégance, ce livre sarcastique et unilatéralement féroce, à l’adresse d’un patriarche en bout de course. Peu importe, car c’est passionnant, y compris à relire aujourd’hui - je le jure sur la tête de Roselyne Bachelot -, ce qui n’est pas si fréquent dans un secteur éditorial plus que d’autres exposé à l’obsolescence accélérée.

Le premier mérite de FOG – jeunes requins aux dents longues, optez pour le prénom composé, qui vous vaudra un acronyme, passeport pour la célébrité -, c’est l’ambition. Vous ne l’eussiez pas surpris en flagrant délit de biographer Eric Woerth ou Manuel Valls. Lui prend clairement ses quartiers d’été à l’étage des superstars, Chirac et Mitterrand. Tant mieux, car la politique peinte au fusain, c’est sa manière, à tout le moins faut-il qu’elle accroche l’œil.

Ce livre est à la fois la suite et l’épilogue de la belle biographie nuancée et équilibrée que Giesbert avait consacré à Chirac, alors Premier Ministre, en 1987. Vingt ans après ? Oui, mais le venin alors très dilué est ici servi concentré. En un mot comme en cent, le monarque vieillissant déguste, et dérouille : pusillanime, cauteleux, féroce, rancunier, mal informé, mal entouré, mal élu, hypocrite, fourbe, sournois, limité. Suaves nuances du haut journalisme à géométrie variable. Déontologiquement, on peut contester sa manie de mettre en scène et entre guillemets, des conversations auxquelles il n’aura pas assisté ; littérairement, cela accélère encore le tempo, déjà fluide. Cet ouvrage parfumé au curare se dévore comme un gorgée de miel. Une surprise : factuel jusqu’alors, FOG se lance sur le tard dans l’éditorialisant, et ce qu’il faudrait faire pour régénérer la France, et patati et bla-bla. Une fresque de vingt ans de politique française, et un roman à thèse en filigrane, avec plus de roman que de thèse, même si c’est encore trop. Un livre excellent, bien au-dessus de l’étiage ordinaire de la littérature politique.

 

Franz-Olivier Giesbert, « La tragédie du président », Flammarion, 2006.

DISPONIBLE.

Lecture-voyage.

Document réalisé par L. LE TOUZO, le 17 mai 2010

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19 mai 2010 3 19 /05 /mai /2010 14:21

Nul moins que Françoise Sagan ne se prêtait à la biographie massive, monumentale, à l’anglo-saxonne, vous savez, le genre 1300 pages dont 150 de notes, et dans laquelle on vous explique qu’à dîner le 22 février 1971 elle a dégusté un Château-Sauvignon. L’auteur de « Bonjour tristesse », en dépit de son immense succès précoce - ou peut-être grâce à lui ? – aura symbolisé le tact, l’élégance, le talent, l’autodérision, la frivole gravité, et pour finir – ou pour commencer – l’amour humble, sincère et passionné, de la littérature.

Cela, Marie-Dominique Lelièvre, journaliste connue pour ses portraits adroits et aigus, - notamment dans « Libération »  - l’aura parfaitement compris, et le restitue dès le titre de son bel ouvrage délié et fluide : « Sagan à toute allure ». On ne saurait mieux dire. Et le bel animal indompté et narquois que l’on aperçoit sur la photo de couverture confirme cette impression.

Rapide, désinvolte et concentré, comme l’était Sagan elle-même, ce livre très réussi présente également un autre intérêt, non négligeable lorsque le sujet a généré des torrents d’encre : il parvient à être original. Ainsi Marie-Dominique Lelièvre a–t-elle eu la riche idée, plutôt que de s’en tenir à l’image convenue, noubas et jaguars – que les aficionados se rassurent, le quota est respecté de porto-flips et de cheek to cheek, d’excès de vitesse et de jetons de casino, de pieds nus et de rails de coke -, de solliciter un grammairien sorbonnard sans prétention, tiens, ça existe, Jean-Louis de Boissieu, qui dissèque habilement la prose de Sagan, frappée, selon lui, au coin d‘un classicisme fluide, renâclant à l’oralité – telle était bien mon intuition.

Rien ne résume mieux la classe, l’humour et la modestie de Sagan que ces brèves lignes d’auto-oraison funèbre écrites, par anticipation, en 1988 : « Fit son apparition, en 1954, avec un mince roman, « Bonjour tristesse », qui fut un scandale mondial. Sa disparition, après une vie et une oeuvre également agréables et bâclées, ne fut un scandale que pour elle-même. »   Olé.

 

Marie-Dominique Lelièvre, « Sagan à toute allure », Denoël, 2008.

DISPONIBLE.

Lecture-voyage.

Document réalisé par L. LE TOUZO, le 17 mai 2010

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19 mai 2010 3 19 /05 /mai /2010 14:15

Comme à chaque fois que je me retrouve coincé dans une impasse, je vais pour sortir passer par la case football. Connaissez-vous Camel Meriem et Mourad Meghni ? Ce sont deux talents avortés du foot français, prématurément intronisés successeurs de Zinedine Zidane, pour de mauvaises raisons ; mêmes origines maghrébines, même poste de meneur de jeu. Ils n’avaient pas le dixième de son talent technique, ni le centième de sa force mentale – ou l’inverse. Bref, deux beaux gâchis, mais qui ne projettent nulle ombre portée sur notre icône nationale. Hé bien, n’était la notoriété, incommensurable, il serait juste de considérer Bernard Frank comme un Zidane de la chronique littéraire, que ne devraient pas obérer de pâles épigones, plus usurpateurs qu’héritiers.

En effet, vous avez sur le bout de la langue les noms d’une demi douzaine de chroniqueurs censément littéraires, qui nous assomment de leurs opinions hâtives et schématiques, tout en se dorlotant d’une immense estime de soi. Patrick Besson est le plus connu d’entre eux. Bernard Frank est leur grand oncle, mais cette digression longue d’une vie mêlant livres parcourus plutôt que lus, réflexions gastronomico-idéologiques, films vaguement entrevus et rencontre avec quelques hommes remarquables, il en aura à la fois créé et achevé le genre, fermant la porte ou brisant le moule derrière lui. Rien ne serait plus injuste que de le lire à l’aune de ses pathétiques imitateurs.

De 1985 à 1989, Frank a écrit chaque semaine dans « Le Monde » - c’était son journal, sis au « 5, rue des Italiens », comme « L’Equipe » était celui de Blondin -, ajoutant, nota un observateur narquois, « à la vertu d’y écrire, le vice de bénéficier de ses tirages ». Cocktail séduisant et assoupli de désinvolture et de littérature, tapisserie des jours suprêmement écrite, autobiographie dénuée de centre de gravité, sinon les livres des autres : bref, une fresque. La mauvaise foi guide le protagoniste, qui n’est pas dupe : ce journalisme supérieur ne remplacera pas la littérature qu’il n’écrira plus. Le chat qui fait sa pelote, entre patte de velours et griffe de cristal, est une image qui sied à Frank S.A. Que d’orgueil dans ce renoncement surmené : mais le résultat en sera ce miracle, quatre années durant, dans un journal où de tels défauts sont surabondants, un quart de page hebdomadaire ni ennuyeux ni moralisateur. Après viendront les redresseurs de torts et autres chevaliers blancs, mais cela est une autre histoire.

 

  Bernard Frank, « 5, rue des italiens », Grasset, 2007.

DISPONIBLE.

Lecture-savoir.

Document réalisé par L. LE TOUZO, le 7 mai 2010

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12 mai 2010 3 12 /05 /mai /2010 16:08

Ce qui fait image autant que tableau dans la contre proposition en éloge, que serait « A défaut de génie », de François Nourissier, plutôt que « Le lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann, comme magistrale réussite du côté des livres de Mémoires de cette génération 1925, c'est peut-être la couleur dominante d'une vie : Nourissier est un écrivain, dont la vie toute entière aura été dévolue à la littérature, et qui aura concédé quelques séquences à la geste de l'intellectuel, prêtant à sa plume une inclination aussi modérée que circonstancielle envers Jacques Chirac, sans pour autant - ou pour si peu - l'y affermer ; Claude Lanzmann, à l'inverse, est un intellectuel toujours sur la brèche pour Israël, Mitterrand, ou quelque autre plus ou moins juste cause, peu sensible au parfum et à la couleur des grammaires afférentes. Celui qui a vécu par les idées se noie dans ce milieu profondément pathogène qu'est l'intelligentsia, au moins autant que dans un immense amour de soi, et ce double bind délirant abouti au naufrage qu'est « Le lièvre de Patagonie »; celui qui a vécu par et pour les mots se ressource en littérature, se morigène avec une constance que seuls les replis et les rehauts d'une langue superbe assouplissent, et ce masochisme de soutènement et de lyrisme contrariés conduit, en remontant la pente suivie, à ce morceau de roi découronné qu'est « A défaut de génie ». CQFD ?

 

« Entre les gens qui nous tenaient la dragée haute, et ceux à qui nous faisions la leçon – politique de la terre brûlée – nous vivions dans l'idée de notre fragilité et de notre excellence. N'étaient fréquentables que les vieux amis assouplis à nos manières comme l'est une godasse à nos cors et oignons. » Vous chercheriez en vain dans l'étouffe-chrétien de Lanzmann une formulation aussi harmonieusement coulée que celle-ci, qui n'est qu'un exemple parmi tant d'autres du miroitement diapré que Nourissier délivre à ses réminiscences, arquebusades, chattemittes, cabrioles. Le vrai classicisme est arqué, assoupli, familier, désinvolte, et aujourd'hui dans le sillage de Nourrissier s'y engouffrent Régis Debray, Marc Lambron, Charles Dantzig, Stéphane Audeguy, d'autres encore. Je n'appelle pas classicisme la prose encombrée de Lanzmann, empesée d'amidon et empêtrée de péroraison. Et comme de juste, si Lanzmann en pur intellectuel excommunie à tour de bras, Nourissier en authentique écrivain entre comme sans effort dans les raisons ou les réticences d'autrui, parsemant son beau livre de portraits d'une vie ou d'une saison, d'une amitié ou d'une déférence. Si l'intelligence est séparatiste, la littérature est oecuménique, peut-être.

 

Les égaux : Marc Soriano, professeur, communiste, onctueux et bénévolent; Jacques Chessex, libertin, exalté, vaudois et brutal ; Edmonde Charles-Roux, méridionale, exagérée, frottée aux usages du meilleur monde ainsi qu'aux ascèses de la galaxie communisante. Les maîtres, que Nourissier admirait tout en leur gardant une sorte de distance amusée : François Mauriac, griffeur, féroce, sournois comme dix chats et drôle comme vingt prélats; Paul Morand, énigmatique, secret, resserré, aliéné à jamais à son épouse nazie; et surtout un médaillon frappé au profil d'Aragon, quarante pages au long cours rendant compte de vingt ans d'amitié ébouriffée et de cinquante de lectures éblouies – chacun sa came -: Aragon, la compil', par l'un des treize; ondoyant, archiépiscopal, à la fois bénisseur et glaçant, facile et fracassé, hanté peut-être par de plus grands rêves, que ceux que sa facilité tout-terrain de pasticheur de haut vol lui aura permis d'assouvir. Une belle galerie, au double sens du terme, à mi-chemin de la mine excavée et du musée en visite guidée.

 

Très souvent, et moi-même j'y aurai sacrifié quelques lignes plus haut, on a fixé Nourissier sur le flanc droit de l'échiquier: Grasset et le jury Goncourt, « Le Point » et « Le Figaro », le Grand Prix du Roman de l'Académie Française et le salut à Montherlant. Soit. Mais les grands livres de Mémoires sont ceux dans lesquels un certain tremblé floute l'image sociale de l'auteur. Dans un grand désordre d'orgueil masochiste, il rebat les cartes, et change la donne : peu d'indulgence pour l'air raréfié du couple Morand, au bord de l'allégeance envers le prince rouge, histrion sucré et grandiloquent se donnant le grand genre. La complaisance, pour n'être pas là où elle eût été attendue, n'est pas moindre. Du moins le maître de maison a-t-il l'élégance de ne pas claquer la porte en la refermant derrière lui, généreux envers des cadets, et tolérant envers qui ne partage pas ses idées – il en eut si peu, du reste. Les littérateurs sont pas nature plus coulants que les intellectuels pur jus, car les idées sont contondantes, lors que les mots sont gélatineux.

 

François Nourissier, « A défaut de génie », Gallimard, 2000.

DISPONIBLE.

Lecture-savoir.

Document réalisé par L. LE TOUZO, le 23 avril 2010

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12 mai 2010 3 12 /05 /mai /2010 16:00

Quel livre merveilleux. Inépuisable, partial, érudit, injuste, hilarant, savoureux, inattendu, limpide, ouvragé, fluide; mais s'il ne fallait garder qu'un adjectif, ce serait : brillantissime. Un livre-monstre, qui est aussi un livre-monde. Un véritable OVNI littéraire, qui crée le genre qu'il illustre, qui doit sans doute être le seul registre littéraire à ne compter qu'un ouvrage qui soit aussi un chef d'œuvre. Pour les littéraires, les lecteurs, les liseurs et liserons, pour tous ceux qui pensent que la littérature est fille de la sécession, de la solitude et du silence, ce livre est une promesse de bonheur; mais une promesse qui serait tenue.


1 000 pages, plus de cinq cents entrées; je l'avoue, cela peut paraître intimidant. Mais jamais l'érudition n'aura été aussi roborative, aussi primesautière, aussi énergisante. Vous appréciez Pascal Quignard, mais trouvez qu'avec lui on ne s'amuse pas tous les jours ? Vous êtes alternativement intéressé par les analyses d'Alain Finkielkraut, et agacé par ses éructations d'automobiliste verbalisé? Vous trouvez qu'Olivier Rolin sait écrire, mais que sur le fond il ne sort pas beaucoup du discours du chauffeur de taxi, selon lequel ce n'est plus que c'était ? Question : quoi ? Réponse : tout ; les belles-lettres, l'enseignement, la France, la politique, le football, et les routes départementales. Dantzig est l'antidote à tous ces gens qui n'ont pas lu tous les livres – ni même tous les bons –, mais s'obstinent à trouver la chair triste. Il fait la preuve que le savoir est, ou peut être, érotique, allègre, libérateur. La malédiction qui lie dans nos esprits les lettrés au esprits chagrins n'était enracinée que par quelques exemples malencontreux. Saint Augustin a écrit : « Qui revêt la sagesse, revêt le chagrin. » Seize siècles après, Dantzig, l'irrévérencieux, invalide l'hypothèse de l'évêque d'Appone.


Il est vrai que les littéraires ne sauraient former une église et que rien ne saurait leur être si étranger que l'esprit de chapelle ; la lecture, c'est nécessairement l'activité d'un seul - et c'est toujours l'affirmation d'une singularité irréductible et non-négociable. Lorsqu'un livre vous est tombé des mains, ce n'est pas la caution de qui que ce soit - ni celle de Jean d'Ormesson, ni celle de Julien Doré -, qui vous le fera rétrospectivement aimer.


Bien entendu, le risque existe pour le lecteur d'être pris à revers, voire de se sentir agressé, dans ses propres prédilections. L'entreprise de Dantzig peut être, dans son ambition délirante, expansionniste, sur des zones sensibles. C'est un reproche qui lui aura été souvent adressé. Pour ma part, c'est là que je situerai son plus grand mérite. Un point est frappant; c'est que chacun de ces lecteurs interpellés répond depuis sa subjectivité - depuis son petit panthéon portatif. Je ne suis pas certain que ce type de réponse ne convienne pas à Dantzig. Ce qu'il combat, force arguments à l'appui, c'est le grégarisme moutonnier qui ânonne sans lire, ce ne sont pas les évaluations littéraires qui se distinguent de la sienne. Dire à Dantzig que vraiment être aussi indulgent envers Montherlant, c'est juste pô possib'; c'est dans le fond être fidèle à l'esprit de sa propre tentative tentaculaire et totalisante. C'est être dantzigien, jusques et y compris contre Dantzig.


Sa force et son mérite, ce qui en font le contraire radical, intime et absolu de Philippe Sollers dont le « Discours parfait », socialisé, convenu, conformiste, collectif, est une sorte d'antithèse presque trop symétrique à ce délectable, pour utiliser un mot cher à Bernard Frank, autre digresseur magnifique - auquel Dantzig doit beaucoup, et c'est un compliment -, c'est donc son côté singulier, subjectif, solitaire. Les sommations sociales et politiques glissent sur lui comme l'eau sur le canard. Après chaque chapitre – et parfois chaque paragraphe -, il a dû se retenir pour ne pas ajouter un non mais provocateur et orgueilleux.


Pour entrer dans ce livre–univers, rien ne vaut une porte dérobée ; cela n'a, ou n'aurait, pas grand-sens de le lire dans son intégralité - ce que j'ai fait pourtant. Car rien n'est plus difficile, chacun le sait, que de se désaccoutumer du plaisir. Aussi vous proposé-je mon entrée préférée, qui condense l'essentiel du talent de Dantzig, sa vaste culture désinhibée, son humour et son brio, son auto-dérision quand même assez contente d'elle-même, et Dieu sait qu'il y a de quoi, bref son charme suffocant. Si vous le pouvez, ne vous précipitez pas sur ce livre après lecture de cet échantillon : vous seriez le premier ou la première à invalider ma tentative, après sept réussites successives, série en cours. Il s'agit de Pierre Corneille - l'auteur du « Cid ». Vagues réminiscences scolaires, un souvenir émollient de fracas martial – ce qui est un oxymoron –, bref pas très sexy, isn't it ? « Mouais, si ce qu'en dit Charles Dantzig m'épate, vous murmurez-vous sans doute, je mange un rat ». Chiche.


« Vous m'auriez capturé à vingt ans, je vous aurais dit, avec le manque de pitié de la jeunesse, Corneille ! Corneille ! Corneille ! Vous en auriez bâillé. Quinze ans plus tard, je le trouve pénible. Et peut-être qu'à quatre-vingt ans, las de faiblesse et de surdité, je reviendrai à lui parce qu'il parle fort. Quel tapage ! La France de 1650, résonnant du fracas des éperons et des sabres rangés et dérangés depuis cent ans, des guerres de religion à la Fronde, n'entendait les écrivains que s'ils hurlaient. Une bande de rockers donnait des concerts, avec perfectos, santiagues et jupes à volants : il y avait Rotrou, il y avait Mairet, il y avait Corneille. The prince of gothic rock ! Il se passionne pour l'Orient et ses barbaries, comme dans « Rodogune », ne s'intéresse aux civilisés qu'à condition qu'ils barbotent dans le meurtre, comme dans « Horace ». Ecoutez ses mots : illustre, grandeur, gloire, absolu, horrible, tout, vrai. Du rocker, il a le rythme binaire, d'abord frappant, assez beau même, ensuite pénible: l'antithèse est son gong, qu'il martèle d'un vers à l'autre, voire à l'intérieur d'un même vers. « Je travaille à le perdre et le perds à regret. » C'est aussi un défaut de Shakespeare. C'est un défaut des temps naïfs. Joyeux qu'ils étaient, dans leur boue, leur crottin, leurs odeurs fortes et leurs chevaux hennissants ! Evidemment, ils se poignardaient bien un peu et rotaient à table, mais leurs successeurs les raffinés n'ont plus eu que des plaisirs étriqués et méchants. Les barbares d'avant avaient de grandes finesses que les nuancés ont perdu ; voyez les cascades de préciosités de Gongora. Il nous a fallu Mallarmé pour retrouver ça, et avec quel faible débit. Nous vivons si vieux que nous ne vivons plus. »

Hé bien, bon appétit. Vous ne m'en voudrez pas de ne pas dîner avec vous. Car après tout, moi, j'ai gagné mon pari.

 


Charles Dantzig, « Dictionnaire égoïste de la littérature française » Grasset, 2005.

DISPONIBLE.

Lecture-voyage

Document réalisé par L. LE TOUZO, le 2 mars 2010

 

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7 mai 2010 5 07 /05 /mai /2010 11:36

  Sliv Dartunghuver – à vos souhaits – revient. C’est une bonne nouvelle ; une autre en est que le sequel des aventures de ce James Bond cérébral est tout à fait digne de l’opus 1. « Les Eclaireurs » est un roman aussi passionnant que l’était « Les Falsificateurs ». Si la lecture en est un bonheur de paranoïaque, l’écriture en aura probablement été, pour un Antoine Bello au mieux de sa forme, un orgasme de mythomane. En effet, Sliv, on s’en souvient, est un employé de top niveau du ténébreux CFR - Consortium de Falsification de la Réalité. C’est le septième ciel des imaginatifs – mot suave pour désigner les menteurs professionnels. Et, dans le genre, Dartunghuver est insurpassable.

Imaginez la scène : afin de faire admettre, cause devenue mystérieusement prioritaire pour l’opaque CFR, le Timor Oriental aux Nations-Unies, l’islandais, devant la commission ad hoc, invente, enjolive, pour finir par mentir comme un arracheur de dents. Mais le CFR est une organisation surpuissante, absolument capable de transformer les délirantes improvisations de son agent d’élite en vérités pur sucre. L’un des états les plus pauvres de la planète devient par la grâce de ce placier en assurance bac + 20, et de la logistique en acier du CFR ; une sorte de pays de cocagne méconnu. A elle seule, cette scène incroyable de fildefériste bluffeur vaut le détour.

Laissez donc tomber vos thrillers pré-formatés d’été : ce livre-ci, dont le récit est largement aussi haletant que ces productions soigneusement marketées, est par surcroît mené par une belle langue fluide, un talent de dialoguiste aigu, et une prodigieuse documentation magistralement maîtrisée. Gorgé de savoir, ce roman n’est jamais cuistre. Un étonnement toutefois, qui au reste n’équivaut pas à un reproche : ce diptyque est d’une chasteté mérovingienne. Comme si la libido sciendi largement prioritaire ici sur la libido dominandi, avait englouti l’autre. Sliv qui est premier dans toutes les matières du programme, considère apparemment que les filles ne font pas partie de celui-ci. Bah, à tout péché miséricorde, et après tout il ne manque d’autres livres pour explorer les diverses facettes de l’éducation sentimentale. Il y a aussi une érotique du cerveau.

 

Antoine Bello, « Les éclaireurs », Gallimard, 2009.

DISPONIBLE.

Lecture-loisir.

Document réalisé par L. LE TOUZO, le 5 mai 2010

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7 mai 2010 5 07 /05 /mai /2010 11:30

  Dans « roman idéologique », il y a « roman ». Aussi ce « Tigre en papier », narre-t-il une histoire, celle de Martin, ancien gauchiste essayant de narrer les légendaires seventies, tissées de romantisme et d’engagement, à Marie, la fille de son ami mort, pour lequel elle s’essaie à ce que l’on nomme dorénavant « travail du deuil », au cours d’un périple circulaire en DS sur le périph’. Dans un grand désordre extrêmement travaillé, toujours à l’extrême limite de la préciosité, Martin entrelace épisodes burlesques, réminiscences cuistres et interrogations rétrospectivement éberluées. Les trente ans qui séparent cette fresque nostalgique de ce qu’elle décrit eussent suffi à digérer plusieurs vies, et ces pérégrinations mystérieuses, et parfois terrifiantes demeurent incompréhensibles, tant au narrateur délabré qu’à sa jeune interlocutrice.

Drôle de livre, au vrai, aussi séduisant qu’exaspérant,. Un lyrisme urbain de Chateaubriand de conducteur de Citroën réanime des temps lointains, idéologiques et révolus. Ecriture ornée et familière, classicisme métissé d’interjections abruptes ou bonasses. Et, en même temps, un refus paradoxal de transmission aux cadets, ici maquillé de hargne – qu’aura déjà pointé Jean Birnbaum. Drôle de vie, toujours à contretemps : le prix d’excellence, intouchable en version grecque, se fit en ses vertes années négateur et ennemi de sa propre culture, se mortifiant par ce militantisme zélé ; sur le retour d’âge, plein d’usage et de raison – tu parles -, plaidant agressivement pour cet égarement indéfendable, il est devenu simultanément un homme cousu des lieux communs de son époque – la racaille, les SMS, les djeunz, tout ça tout ça -, et un vieil homme de lettres, l’un de ceux qu’il vomissait alors. Moralité ? On prend tant de détours contrariants pour ne pas devenir celui qu’on attend, pour finir malgré tout par se couler docilement dans cette défroque qui vous attendait au coin de votre destinée. La métaphore – lourdingue – de la révolution circulaire autour de Paris finit de se retourner contre son auteur, qui échoue à trouver la rocade lui permettant de quitter son orbe.

Caricaturale et ignorante , la vision des jeunes et du monde qu’il habitent défigure ce que ce beau roman encombré pourrait avoir de passionnant. Bilieux et condescendant, le discours qui s‘incarne dans cette forme, ma foi assez superbe, l’empêche de prendre son ampleur et son envol. L’idéologie du roman n’est pas vraiment la nappe de chantilly – ô nutritionniste – qui orne un dessert, plutôt la couche de moisissure qui la gangrène lorsqu’on l’a trop longtemps oublié dans un placard. Dans « roman idéologique », il y a aussi, hélas, idéologie.

 

Olivier Rolin, « Tigre en papier », Seuil, 2002.

DISPONIBLE.

Lecture-savoir.

Document réalisé par L. LE TOUZO, le 6 mai 2010

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7 mai 2010 5 07 /05 /mai /2010 11:27

Si vous pensez que les footballeurs sont les nouveaux héros de notre temps, que les animateurs de télévision sont les héritiers légitimes de Laurent de Médicis, bref que le monde merveilleux des people célèbre les épousailles du mérite et du talent, de l’humanisme et de la culture, ne lisez pas ce livre : il pourrait vous faire de la peine. Si en revanche régulièrement vous vous agacez de têtes à claques à professions indéterminées – tête à claques en est peut-être une ? –, creuses et surpayées, et que par ailleurs vous vous exaspérez de voir partout la littérature considérée, à rebours de vos goûts, de vos préférences et de vos affects, comme empesée, bienséante, et lugubre, Gilles Martin-Chauffier est votre homme, car il est méchant, frivole et drôle.

Pour lui, écrire ne connaît qu’un synonyme : défourailler. Nul n’a tant de talent pour résumer et résorber une allergie dans un sourire. Le sens de la formule et le goût du sang ne cessent de se conjuguer sous sa plume ductile. Richard Lester est l’animateur d’une célèbre émission de télévision, Hassan Elgann est l’ailier droit de l’Equipe de France de football, Delphine est une jolie femme décomplexée qui oscille entre les deux ; imaginez un peu Mélanie Laurent dans un ménage à trois d’équilibriste avec Thierry Ardisson et Lilian Thuram, avec en prime divers personnages secondaires aux ridicules montés en épingle, et dégonflés derechef à l’aide du même instrument. La charité chrétienne et GMC font chambre à part.

Cultivé, snob et féroce, l’auteur passe au laminoir les icônes de la modernité, versant du curare dans la verveine. Les heureux de la terre sont ici dépeints comme des idiots du village : énarques invertébrés, journalistes stipendiés, actrices hystériques, toute une faune bariolée en prend pour son grade – usurpé. Que cela soit dit : le bling-bling aura raison en tout, c’est entendu, sauf en littérature - qui aura raison de lui. La preuve dans ce roman aussi drôle et féroce que la presse people – mais beaucoup mieux écrit.

 

Gilles Martin-Chauffier, « Silence, on ment », Grasset, 2003.

DISPONIBLE.

Lecture-vacances.

Document réalisé par L. LE TOUZO, le 6 mai 2010

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